Dans un monde de plus en plus fascinant et dangereux, où les plus belles promesses coexistent avec les pires menaces, en ce moment d’été, où une pause, infiniment brève, s’installe, avant que ne reprenne la noria des fausses nouvelles, des scandales de pacotille, des grandes découvertes négligées, des actes de bravoure méprisés, il est encore temps de regarder avec calme l’étrange géométrie des forces qui, aujourd’hui, menacent la démocratie.

A priori, rien que de très normal : trois forces, a priori sans rapport les unes avec les autres, et relativement impuissantes séparément, sont en train de prendre le pouvoir par leur alliance, implicite dans un premier temps, explicite quand cela devient possible.

La première force rassemble tous les tenants des droites nationalistes, hostile à la classe dirigeante taxée de mondialisme effrénée, xénophobe (ou, au moins, hostile à toute présence non européenne sur leur sol), partisans d’un gouvernement fort, volontiers proches des milieux les plus menacés par la modernité, s’appuyant sur des mouvements régionalistes.

La deuxième force rassemble tous les tenants des gauches les plus radicales, hostiles au capitalisme, aux élites financières, aux technocrates supposés à leur service, à la mondialisation effrénée des marchés, s’appuyant sur des mouvements mondialistes hostiles au capitalisme, tels que les mouvements des droits de l’homme et les mouvements écologistes.

La troisième force est d’une nature fort différente, puisqu’elle rassemble, sur les réseaux sociaux ceux qui, le plus souvent à l’abri de l’anonymat, insultent, agressent, calomnient, moquent, injurient, menacent, tous ceux qui, de près ou de loin, ont la moindre once de pouvoir, de célébrité, ou d’influence.

A priori, ces trois forces n’ont rien à faire ensemble. Elles s’opposent sur les sujets essentiels, tels l’attitude à l’égard de l’argent et de la démocratie, du capitalisme, des migrants, de l’écologie, de la mondialisation, de la xénophobie.

Et pourtant, de plus en plus, on les trouve alliées, et triomphantes, dans des circonstances variées. Formant ce que je nomme ici « le triangle des extrêmes ».

Aux Etats-Unis, on les a trouvées en fin de campagne, à l’appui de Trump, contre l’establishment que représentait Hillary Clinton. En Grande Bretagne, elles se sont alliées pour former la coalition qui l’a emporté dans le referendum sur le Brexit. En Italie, leur alliance a permis l’arrivée au pouvoir d’une coalition contre nature entre la Ligue et Cinq Etoiles. On trouve un même cheminement en Autriche, en Hongrie, en Pologne.

En France, ces trois pouvoirs restent ouvertement opposés, jusqu’à ce qu’on les retrouve très récemment étrangement alliés, lors d’une dérisoire polémique ; unis dans l’espérance folle de faire tomber le pouvoir, sans avoir la moindre idée de ce qu’ils feraient, ensemble ou séparément, s’ils y parvenaient.

Et demain ? Ces pouvoirs continueront-ils à s’opposer, à s’insulter de toutes les façons ? Ou s’uniront-ils de plus en plus ouvertement ? De fait, s’ils sentent qu’ensemble ils peuvent en finir avec ce que chacun d’eux nomme indistinctement « le système », ils s’uniront, espérant, en leur for intérieur, que les deux autres ne soient, pour eux, que des « idiots utiles ».

L’expérience prouve que les « idiots utiles » sont en général à gauche et les vrais vainqueurs en général à droite. En réalité, dans tous les cas, les vrais vaincus, ce sont les régimes démocratiques.

Par ce que, au fond, ce qu’ont vraiment en commun ces trois forces, ce n’est pas seulement la haine des classes dirigeantes, mais la haine de la démocratie et ce qu’elle implique : le compromis, la demi-mesure, la nuance, la tolérance du point de vue des autres.

Si on veut éviter qu’elles triomphent, et que le triangle n’impose ses lois, il n’y a qu’une solution : tout faire pour que l’élite reste ouverte, pour que chacun puisse avoir accès aux diverses formes du pouvoir ; pour que, jamais, des cohortes de déçus n’aient intérêt à s’allier contre des dirigeants endogames, coupés des peuples, de leurs valeurs et de leurs rêves.

j@attali.com