La mort d’Arsène Tchakarian le samedi 4 août à l’âge de 101 ans est l’occasion de réfléchir à ce qui reste aujourd’hui de l’idéal de la Résistance et des combats que ces femmes et ces hommes admirables ont mené. Tchakarian était né en 1916 dans l’Empire ottoman pendant le génocide arménien. Réfugié en France à 14 ans, mal reçu, il y végète comme apprenti tailleur. Et même si la République n’en fait pas un citoyen, il la défend en 1934 contre les ligues d’extrême droite qui tentent de prendre d’assaut l’Assemblée nationale, puis en 1939 engagé dans l’armée française contre les armées allemandes, puis, en 1942, en rejoignant la Resistance avec ses camarades communistes. En 1943, avec un de ses amis d’origine arménienne, le journaliste communiste Missak Manouchian et une centaine d’autres étrangers, hommes et femmes, Italiens, Arméniens, juifs polonais, il fonde ce qui devient vite le « Groupe Manouchian », qui, avec une audace folle, réussit en quelques mois, face aux troupes allemandes, avec pratiquement aucun armement ou logistique, près de 115 déraillements, sabotages et assassinats (dont celui du général SS Julius Ritter, responsable du STO). En février 1944, 23 des membres de ce groupe –dont une femme– sont arrêtés, jugés et exécutés, après avoir été le sujet de la célébrissime « Affiche Rouge », par laquelle les Allemands entendaient dénoncer à la vindicte populaire des Français ceux qu’ils nommaient les « terroristes étrangers ».
Echappé de peu, Arsène Tchakarian continue à résister depuis Bordeaux, puis, après la guerre, reprend son métier de tailleur, héros anonyme et oublié. Inlassable conteur de l’histoire de son groupe, il lui faudra attendre 1958 (soit 28 ans après son arrivée en France, et 16 ans après ses actes d’héroïsme) pour que la France daigne lui accorder sa nationalité ; et 2012 pour être promu officier de la Légion d’honneur, après tant de gens qui le méritaient bien moins.
Retenons la leçon du groupe Manoukian : aujourd’hui comme alors, la bataille contre le mal est universelle. Elle ne concerne pas spécialement les Français ; et les étrangers qui vivent dans notre pays savent et sauront, une fois de plus, y donner leur vie pour une cause qui nous dépasse tous : la liberté des générations à venir.
Mais, à l’époque de ces actes follement téméraires, résister était simple, affreusement simple : il y avait les fascistes qui voulaient détruire la République, puis les nazis, qui voulaient détruire la civilisation. Il était facile de comprendre qu’une force plus importante pouvait les détruire. Le seul débat portait sur la question de savoir si la résistance devait se faire en rejoignant les armées alliées, ou de l’intérieur ; dans les deux cas, ce qui était à combattre était clair : des gens animés d’une idéologie diabolique. Il y avait des responsables aux malheurs de la France. Et leur élimination suffirait à faire renaitre l’espoir d’un monde meilleur.
Aujourd’hui, résister n’est plus aussi simple : le capitalisme, le marché et les forces qui l’animent sont des mécanismes ; pas des gens qu’ils suffiraient d’éliminer, ou d’affaiblir. Et ceux qui, sur les tribunes, au Parlement, dans les livres ou les invectives tweetées, emploient la rhétorique de la Résistance (comme s’ils étaient confrontés à des nazis, et qu’ils étaient eux-mêmes dans le maquis.) Devraient réfléchir à deux fois avant de se croire dans les prémisses de la constitution d’un nouveau « groupe Manouchian » face à un pouvoir totalitaire.
Aujourd’hui, en tout cas, dans nos pays où règne une démocratie qui n’est certes que largement formelle, il ne sert à rien de désigner des responsables, il faut chercher des causes. Ce qui compte, ce n’est pas d’abattre des dirigeants, plus ou moins interchangeables, ni même les figures de proue d’une ploutocratie triomphante, mais de changer les mécanismes par lesquels l’agencement de la démocratie et du marché a conduit à l’actuel désastre, y compris écologique. C’est beaucoup moins romantique ; cela exige beaucoup moins de courage physique ; mais beaucoup plus de savoir, de compétence, de tactique, de stratégie, pour agir au bon moment et au bon endroit, pour faire en sorte que l’idéologie du monde change, et que les règles du jeu y soient modifiées. Agir autrement ne changera rien au monde, sinon que cela ouvrirait la voie à de nouveaux pouvoirs totalitaires, pas forcements plus plaisants que ceux d’aujourd’hui. Toutes les colères, toutes les rages sont donc bienvenues dans ces combats, à condition d’en comprendre l’enjeu et de ne pas en détourner les espérances.

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