Il est un jeu auquel on jouait beaucoup en famille, ou avec des amis, dans mon enfance, le soir à la veillée. Il consistait à ce que, une fois tous soigneusement rangés autour d’une table, chacun commence une phrase, que l’autre la continuait, et puis l’autre encore, et que cela forme une histoire. Il fallait être capable de répéter tout ce qui avait été dit avant vous et d’ajouter un membre de phrase faisant sens. Parfois, au milieu du jeu, un nouveau joueur venait se glisser, un autre s’éclipsait. Parfois, un ami de passage s’exprimait dans une langue étrangère, qu’il était même parfois seul à comprendre, ce qui ajoutait à la difficulté.

Si on ne s’aidait pas l’un l’autre, ou si on ne s’accordait pas le droit d’écrire, le jeu se terminait vite : personne ne pouvait se souvenir de plus de cinq, six, sept phrases entendues avant lui. Quatorze fut un jour un record, toujours détenu par un de mes amis, qui utilisait des méthodes mnémotechniques dont on n’a jamais rien su.

Ce jeu peut être rendu moins difficile si on autorise les joueurs à prendre des notes pendant que les autres parlent, ou si on n’est pas d’une exigence absolue sur l’exactitude des phrases à répéter, ou si on a le droit d’aider son voisin, de nouer des alliances.

Ce jeu dit beaucoup des joueurs, de leurs obsessions, de leurs désirs, de leurs timidités, de leurs audaces, de leurs goûts pour la compétition ou la coopération. Suivant la position des uns et des autres dans le jeu, on peut même voir s’esquisser des conversations particulières entre deux joueurs, qui ne parlent, en fait, qu’à l’autre, au milieu d’autres phrases.

Ce jeu dit aussi beaucoup du groupe, par la façon dont il évolue, et dont il invente une histoire. Celle-ci peut être cohérente ou absurde, romantique ou violente, érotique ou banale, dramatique ou gourmande, horrible ou farfelue.

Ce jeu peut aussi prendre deux formes radicalement différentes, selon que les joueurs aident celui qui doit parler à se souvenir des textes antérieurs, ou si, au contraire, soucieux de l’emporter, chacun fait tout pour brouiller l’esprit des autres.

Ce jeu est plus qu’un jeu. Il est une formidable métaphore de l’histoire de chaque civilisation : chaque génération y écrit une phrase, pour poursuivre le roman commencé par les générations précédentes. Chaque génération fait bien des efforts pour se souvenir de ce que lui ont légué les précédentes, et pour le transmettre à la suivante, en y ajoutant sa propre création. Une civilisation dure d’autant plus longtemps que chaque génération fait plus d’effort pour aider les suivantes à conserver leur héritage.

On comprend mieux alors pourquoi une civilisation s’effondre quand une lignée néglige ce que lui ont transmis précédentes. Alors, plus personne n’écrit, plus rien ne se transmet et on se sépare. C’est aussi vrai d’une famille, d’une entreprise, d’une nation.

Une famille tient par le récit que les parents transmettent à leurs enfants. Une entreprise dure si le récit collectif de tous ceux qui y travaillent conserve un sens, au-delà de celui de chacun. Une nation, de même, s’enrichit dans l’espace et dans le temps, de tous les discours qui s’échangent et se nouent, de tous les savoirs transmis, de toutes les langues qui s’y mêlent.

Je vous invite à y jouer, pendant les derniers jours de cette pause estivale. A y trouver des libertés, pour mieux comprendre ce que chacun de vous est pour les autres, ce que le tout est pour chacun, de ce qu’on peut construire ensemble. Et aussi pour réaliser que la vie peut être un très joli jeu, pratiquement éternel, si on y joue ensemble, en s’aidant les uns les autres, en se respectant ; et en riant aux éclats.

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