Il n’y avait que lui pour pouvoir oser : Edgar Morin, ce matin, dans une conversation privée avec moi, qu’il m’autorise à rapporter, a lâché soudain : « Tu vois, le Coronavirus, c’est comme la Gestapo. On ne la voyait jamais. On savait qu’elle rôdait autour de nous. On prenait toutes les précautions possibles pour l’éviter. Et puis parfois, hop, elle était là ; et on disparaissait…. J’ai eu beaucoup de chance ». Seul un de ces derniers survivants de cette époque, (un grand résistant ; un chercheur universaliste de très grand niveau, qui jamais ne chercha à briller par autre chose que par son travail, qui eut, et a encore, des intuitions formidables pour comprendre notre temps) pouvait oser un tel parallèle, parce qu’il l’a vécu, dans sa chair.

Que nous dit cette métaphore ?

1. L’homme vit toujours avec l’angoisse d’être rattrapé par un ennemi qui finit toujours par le vaincre : la mort.

2. Parfois, cet ennemi se fait discret, quand en particulier il n’y a ni guerre, ni épidémie, ni menace terroriste. Dans ces circonstances, la société réussit à le cacher, à l’oublier, à le nier. Elle vit gaiement, se distrait, oubliant ses morts, n’allant plus les voir dans les cimetières, ne parlant plus d’eux, ne s’intéressant qu’au nouveau, en l’oubliant aussi quand il devient ancien. Ne se concentrant que sur le flux, en niant le stock, bientôt recouvert lui-même par ce qui reste du flux quand il devient déchet.

3. Et puis parfois, il devient impossible de ne pas voir ce risque ; Soit parce que l’ennemi est là, comme pendant la seconde guerre mondiale, soit parce que la menace terroriste rode, soit parce qu’une épidémie se déclenche et nous rappelle à l’évidence de notre mortalité.

4. Une fois le danger passé, on oublie de nouveau, et on ne se prépare pas à son retour. Ni à l’inéluctabilité de notre départ. Ni même à tout faire pour le retarder. On le nie encore, tout simplement.

5. Pour en rester à l’épisode actuel : il était prévisible et beaucoup l’ont prévu depuis des années, (j’en ai parlé, parmi d’autres, à de nombreuses reprises ; en particulier dans un livre de 2009, en imaginant un scenario assez proche de celui d’aujourd’hui).

6. On aurait pu s’y préparer beaucoup mieux, en accumulant les quantités nécessaires d’équipements hospitaliers, de moyens de protection individuels, et surtout de personnels formés. En pensant autrement les transports, l’urbanisme, l’organisation du travail ; et tant d’autres choses.

7. Cette épidémie passera, après avoir laissé des traces encore incertaines ; dans un scenario du pire, elle tuera encore beaucoup de monde, et elle conduira à une crise économique pire que toutes celles déjà connues depuis 1945.

8. Les marchés, qui en restent à l’euphorie des dix dernières années, n’anticipent pas encore une telle crise économique, qui conduirait les banques centrales à devoir intervenir d’une façon bien plus massive qu’elles ne l’ont fait jusqu’à présent, pour sauver ce qui pourra l’être de l’épargne des gens. Elles devront pour cela, assurer la survie du système financier, au grand scandale des peuples qui les accuseront de sauver, une fois de plus, avant tout, ceux qui ont utilisé l’épargne des gens pour mettre au point des produits irréels, sources de profits réels pour quelques seuls initiés.

9. A moins que cette crise nous conduise enfin à devenir adulte, c’est-à-dire si prévoyant, et en repensant notre modèle de développement ; en devenant frugaux, sereins, lucides, et bienveillants.

10. Et surtout, en nous posant sans cesse la question de savoir si nous faisons, individuellement et collectivement, le meilleur usage du bref temps que nous avons à passer sur cette planète. Pour que nos enfants y vivent bien mieux encore que nous. Comme l’écrivirent, pendant la dernière guerre, tant de résistants, avant leur exécution, dans leur dernière lettre à leurs familles.

J@attali.com