Quand on est confronté à une attitude qu’on considère comme choquante, voire scandaleuse, folle, inacceptable, il faut commencer par tenter de l’expliquer. Non pour la justifier, mais pour mieux savoir quoi faire face à elle, en particulier comment la combattre, si cette attitude contredit nos valeurs les plus fondamentales.

Tel est le cas avec ce qui se passe aujourd’hui dans le monde universitaire, et dans celui de l’édition, d’abord aux Etats-Unis, puis en Europe.

Dans ces milieux, depuis quelques semaines, il devient difficile d’enseigner un cours d’histoire globale de l’art qui ne soit qu’un cours de l’art européen. Plus encore, il devient difficile d’enseigner une matière qui pourrait, de près ou de loin, concerner une minorité sans en être soi-même. On ne pourrait donc plus parler des femmes sans en être une, du monde juif sans en être, du monde musulman sans en être, du monde indien sans en être. Ces restrictions ne seraient pas seulement valables pour les enseignements, mais aussi pour les livres : plus question pour un auteur de parler dans un essai ou dans un roman de quelqu’un d’un genre ou d’un groupe différent de celui de l’auteur. On a même vu des femmes se faire critiquer pour avoir parlé, dans un roman, de femmes d’un autre milieu social qu’elles-mêmes. Ou pour avoir raconté les aventures d’un personnage transgenre sans l’être elle-même. Ce qui, à terme, réduirait la littérature à des autobiographies. On pourrait même escompter que cela atteigne bientôt les médias et qu’il devienne impossible pour un journaliste de parler d’un sujet qui ne concernerait pas son sexe ou son milieu social, ou son pays.

Il est facile d’en être choqué. Il est cependant nécessaire de le comprendre : une grande partie de la littérature occidentale, depuis des siècles, donne une image masculine, et souvent très dévalorisante, des femmes. Une grande partie de l’enseignement de la littérature, de la philosophie, de la musique, a négligé pendant très longtemps des créatrices, et des minorités, qu’on redécouvre aujourd’hui avec peine. De même pour les minorités, en particulier de couleur.

Cette évolution n’est pas anodine, ni réactionnaire, ni sans importance. Elle s’inscrit dans un vaste mouvement qui pousse depuis des décennies (et j’en ai si souvent parlé), à aller vers un narcissisme philosophique, idéologique, artistique, économique, médiatique et politique. Cela se traduit par un « moi d’abord » général. Puis par la démesure de l’exposition personnelle sur les réseaux sociaux et par le succès d’œuvres d’art, dans tous les domaines, qui valorisent les récits les plus personnels, au détriment des œuvres de pure fiction.

D’une certaine façon, ce qui se joue avec le coronavirus s’y inscrit aussi, en poussant à un renfermement sur la communauté la plus restreinte possible.

Comme toujours, une évolution souhaitable passe d’abord par des excès ; c’est le cas ici aussi : on ne doit pas aller jusqu’à penser que Flaubert n’avait pas le droit d’écrire Madame Bovary. Ni que Jane Austen, ou les sœurs Brontë, n’étaient pas légitimes en racontant dans leurs romans les aventures de formidables personnages masculins. Et tant d’autres exemples, en particulier dans le cinéma aujourd’hui.

Tout peut se comprendre, et se justifier, sauf l’intolérance. Surtout quand elle porte sur une censure des talents. Il faut donc que cette évolution soit bénéfique. Qu’elle nous conduise tous à être beaucoup plus vigilant sur la relation entre l’auteur et son œuvre. Non pour le censurer, mais pour ne pas être dupe de ce qu’il (ou elle, ou « ielle », comme on va peut-être bientôt le dire) veut, consciemment ou inconsciemment, véhiculer par son œuvre. Et de la juger comme telle. Et plus encore, à créer les conditions pour que chacun, quelque soit son milieu et son origine, ne soit pas intimidé devant les formes les plus privilégiées de l’expression artistique , et ose les nourrir de son identité et de ses espérances.

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