Retenons d’abord, sans honte, le meilleur de ce mondial : des matchs  magnifiques ; la fraternisation des joueurs après le coup de sifflet final ; des émotions légères offertes à des peuples vivant souvent des destins très difficiles ; des sujets de conversations passionnées entre des parents, des amis, des inconnus ;  une large partie de la planète rassemblée ; des pays pauvres  triomphant d’équipes milliardaires (vive le Maroc !) ; une prise de conscience renouvelée de l’unité de la planète, de la possibilité d’être gais ensemble, de concourir sans haine.

Mais voilà, c’est bientôt fini ; et quand les deux derniers pays en compétition en auront fini avec les passions futiles d’un spectacle charmant mais objectivement dérisoire, quand on aura fêté comme il se doit les joueurs à leur retour, on devrait pouvoir parler d’autre chose.

On pourrait d’abord refaire le bilan humain et financier de cet événement ; de son coût, des ouvriers qui en auront payé le prix de leurs vies, du scandale écologique qu’il représente, de la violation des droits humains qu’il aura fallu passer sous silence pour y trouver du plaisir. On pourra protester a posteriori contre la dépolitisation qui aura conduit à y entendre sans broncher les hymnes de régimes les plus sanglants de la planète, dans le même silence respectueux que pour ceux des démocraties ; comme si le sport pouvait créer une égalité hypocrite entre des régimes tyranniques et des pays libres ; entre des pays où les femmes ont les mêmes droits que les hommes et d’autres où elles sont enfermées, martyrisées, violées.

On pourrait s’intéresser sérieusement à ce qui s’est passé par ailleurs pendant ces semaines : quelques formidables promesses scientifiques, comme la première expérience réussie d’énergie civile obtenue par fusion, qui laisse espérer, pour dans quelques décennies, une énergie propre et gratuite. On pourrait admirer les résultats spectaculaires des plus récents essais de vaccins anticancéreux. On pourra s’intéresser en détails à la vertigineuse nouvelle version de ChapGPT, qui permet de réaliser d’extraordinaires prouesses littéraires, journalistiques, et laisse attendre de grandes simplifications du travail tertiaire ; et des tant d’autres bonnes nouvelles passées inaperçues.

On pourrait aussi retrouver et prendre vraiment au sérieux les enjeux écologiques qui nous étreignent et qu’on a délicieusement mis de côté (sait-on seulement que cette semaine, des gens ont dû quitter des îles définitivement inhabitables ?). On pourrait penser à ceux qui meurent, violés, pendus, assassinés, en Iran, en Ukraine, en RDC ; aux femmes maltraitées partout à travers le monde ; à tous ces gens qui doivent prendre les risques de mourir en mer ou sur la route, parce que la vie est impossible chez eux. A toutes les victimes d’accident du travail. A la scandaleuse concentration des richesses qui donne à quelques familles plus de pouvoirs sur le monde que la plupart des Etats. A l’ignorance, qui gangrène les jeunesses privées d’éducation.

On pourrait alors au moins diviser l’humanité en deux catégories : ceux qui ont la sécurité politique et les moyens de se distraire et ceux qui ne peuvent échapper à leur malheur, même pendant une heure et demie.

On pourrait réfléchir à tout cela, et passer, dès lundi prochain, aux choses sérieuses. Mais ce n’est pas ce qui se passera : je ne me fais pas d’illusions, une fois cette coupe terminée, une fois les joueurs revenus et fêtés, on passera tout naturellement aux réveillons, et à d’autres festivités. Et parmi les cadeaux, on   trouvera des jeux vidéo, qui permettront à tant de gens de passer plus de temps encore à se distraire, à ne pas voir. Et puis viendront les championnats du monde de Rugby, les jeux olympiques, et tant d’autres raisons de ne pas s’occuper de choses sérieuses.

On devrait pourtant réfléchir, aux raisons qui nous poussent, tous, à faire passer les petits plaisirs avant les grands soucis, à chercher sans cesse des raisons de détourner le regard de ce qui nous menace plutôt que de l’affronter. On les connait, ces raisons, depuis au moins Blaise Pascal : le divertissement nous fait oublier notre intolérable condition de mortel.

Mais désormais, c’est plus sérieux : ce n’est pas seulement chacun d’entre nous, qui va certainement mourir. C’est l’humanité qui est menacée de disparaitre. Si on continue à passer d’une distraction à l’autre, il n’y aura pas de coupe du monde de football en 2050, ni bien d’autres choses de moindre importance.

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Peinture : Les Romains de la décadence, Thomas Couture, 1847