En France, le déni de réalité semble être le seul point commun de tous les acteurs de la vie publique : le président (qui a raison de dire que c’est son rôle de proposer des mesures impopulaires) refuse de voir que pour les retraites, d’autres solutions que la sienne étaient possibles et que les institutions ne suffiront pas durablement à légitimer ses décisions solitaires ; les oppositions parlementaires refusent de voir qu’elles ne constituent pas une majorité politique, puisqu’elles seraient incapables de gouverner ensemble et qu’elles n’ont en commun, pour un trop grand nombre d’entre elles, de gauche comme de droite, que la haine de l’argent, la méfiance devant la réussite, et le mépris pour l’excellence. Cela conduit le pays, dans son ensemble, à refuser de prendre acte de l’amélioration de sa situation économique (le taux de chômage y est au plus bas, au point que ce seront bientôt les salariés qui feront la loi et exigeront des emplois ayant du sens et des salaires très supérieurs) ; cela conduit  aussi, par contre, le pays à refuser d’attacher de l’importance à sa situation budgétaire désastreuse (une dette publique au niveau jamais atteint de 115% du PIB) ; à ses retraites mal financées, à une industrie déclinante (elle ne représente plus qu’une part de son PIB inférieure à celle de l’Espagne, ou de l’Italie) ;  à une situation financière plus catastrophique que jamais, (avec des  déficits de son commerce extérieur et de ses paiements devenus structurels) ; au point que, sans la protection de l’euro, la France serait aujourd’hui dans la situation de l’Argentine, comme on le verra peut-être bientôt par la dégradation de sa notation.

L’Europe est aussi en plein déni de réalité, devant la prise de contrôle militaire des Etats-Unis sur l’Allemagne (qui leur achète toutes ses armes, en refusant toute avancée sérieuse vers la constitution d’une Europe de la défense), et sur l’Europe de l’Est (qui accueille des troupes américaines sur son sol, sans même respecter le formalisme qu’exigeraient les traités existants) et devant  la prise de contrôle économique de la Chine, dont les produits bon marché s’imposent de plus en plus à des consommateurs  européens soucieux avant tout de leur pouvoir d’achat.

Le monde démocratique est, lui aussi, en plein déni face à la montée des dictatures et à leurs alliances triomphalistes, (dont la récente visite de Xi à Poutine a donné au monde une image somptueuse, qui va marquer durablement les esprits un peu partout dans le monde émergent) et aux tentations autoritaires en son propre sein ; pas seulement en Hongrie, mais aussi en Pologne, en Italie et aux Etats-Unis.

Enfin, la planète tout entière est dans le déni face aux dangers écologiques : presque personne ne veut écouter quand le GIEC dit, une fois de plus, que, pour éviter une hausse de 1,5°C, il faudrait réduire de moitié en sept ans les émissions de gaz a effet de serre de la planète, ce qui est évidemment absolument impossible ; ce qui signifie que nous sommes plutôt sur une tendance conduisant à une augmentation de 4 degrés dans quelques décennies ; ce qui implique qu’au moins la moitié de la planète serait invivable, alors qu’elle sera plus peuplée que jamais. Et pas seulement la moitié de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique. Mais aussi la moitié des Etats-Unis et de l’Europe.

Ces dénis de réalité s’expliquent assez facilement, tous, par les mêmes raisons : beaucoup trop de gens préfèrent une explication du monde n’exigeant pas de faire des efforts ; ou au moins conduisant à penser qu’il ne sert à rien d’en faire, parce qu’on ne peut avoir aucun impact sur son avenir. Ainsi, les Français pensent-ils ne rien pouvoir faire pour réduire leur dette extérieure, les  Européens se résignent-ils  à être soumis militairement aux Américains et économiquement aux Chinois ; et les humains pensent-ils  que la maitrise du climat n’est pas à leur portée.

Alors, on confie aux puissants du moment le soin de gérer cette réalité qu’on ne veut pas voir, ce qu’ils font avec plaisir, dans leur intérêt immédiat, sans se préoccuper des générations futures, de peur de se faire accuser par leurs peuples de leur demander des efforts.

En agissant ainsi, la dette française augmentera, l’Europe se défera, les droits de l’homme reculeront, le climat de la planète se dégradera. Jusqu’à ce que la hausse des taux d’intérêt rende la France insolvable, que l’euro soit mis en cause, que la démocratie laisse la place à une dictature aux Etats-Unis ou dans un grand  pays d’Europe, et  que des centaines de millions de gens migrent pour fuir les dérèglements climatiques.

Nier la réalité est la meilleure façon de laisser advenir le pire.  Rien n’est plus urgent que de regarder les enjeux en face. Et d’agir.

j@attali.com

Peinture : Pieter Brueghel l’Ancien, La Parabole des aveugles, 1568