Il est de bon ton aujourd’hui de dire que, quoiqu’on fasse, il ne se passera plus rien en France pendant le reste du mandat de l’actuel président, et que l’élection de Marine Le Pen est assurée. On voit bien des gens s’y préparer, expliquer qu’après tout ce n’est pas si grave et qu’il faut lui donner sa chance.

Rien n’est moins vrai. Et rien ne serait pire que de résumer les années qui viennent à l’attente des Jeux Olympiques qui seraient suivis par la campagne pour les élections présidentielles. Rien ne serait pire que de vivre ces années en spectateurs résignés d’un monde finissant. La France n’est pas condamnée à basculer dans le camp des régimes ultra réactionnaires de la Hongrie, de la Pologne, ou même de l’Italie.  Elle n’est pas condamnée à ne plus être une grande puissance universaliste.

Plus encore : en replaçant tout cela dans le contexte géopolitique global, il est facile de voir qu’il est de l’intérêt de toutes les grandes puissances du monde que d’affaiblir l’Europe, et en particulier la France : la Russie a besoin d’une France défaitiste et collaborationniste, que peut lui offrir sur un plateau le Front National. Les Etats-Unis, prêts à risquer la vie des Européens dans la guerre, mais pas les leurs, ont besoin d’une France soumise à leurs décisions, comme le sont déjà l’Allemagne, la Pologne, la Grande Bretagne et tant d’autres. La Chine a besoin de détruire nos industries pour que nos citoyens devenus tous pauvres n’aient pas d’autres choix que d’acheter leurs produits bon marché.

Tout cela est en marche. Et si on ne fait rien pendant quatre ans, cela se réalisera. Il en sera fini de notre identité. Par résignation.

Tout cela n’est pas inéluctable.

D’abord parce qu’il reste plus de quatre ans à l’actuel président et à ses soutiens parlementaires pour agir ; et s’ils sont bien gérés, par le pouvoir et l’opposition démocratique, on peut retrouver un beau chemin.

Le pouvoir a encore le temps de faire la grande réforme de l’éducation qui s’impose, pour réduire l’extraordinaire inégalité entre classes sociales ; il a le temps de donner les moyens à l’hôpital de se moderniser ; de redonner vie à la médecine de ville, de renforcer les services publics, au moins dans les 535 sous-préfectures qui forment l’armature civique de ce pays. Il lui reste quatre ans pour redonner vie à l’industrie, aujourd’hui menacée de disparaitre sous les coups du dumping chinois, de mutations technologiques mal préparées, de formation d’un nombre insuffisant d’ingénieurs, dont tout dépend. Il lui reste quatre ans pour moderniser les institutions, en les rendant plus lisibles et mieux adaptées à prendre des décisions difficiles. Il lui reste quatre ans pour lancer sérieusement une politique énergétique fondée sur les énergies renouvelables, l’hydrogène vert, et l’énergie nucléaire ; pour s’occuper enfin sérieusement de la réutilisation des eaux usées ; pour accepter enfin de laisser travailler  légalement ceux des étrangers qui n’ont pas encore obtenu leur régularisation, qui ont fait preuve de leurs talents et de leur force de caractère en venant jusqu’à chez nous ; pour renforcer notre armée, qui se révèle très dégradée au moment d’aider nos voisins ukrainiens… Et tant d’autres sujets. Tout cela suppose que le pouvoir ne refasse pas à l’infini les mêmes erreurs que celles qui ont conduit à la situation d’aujourd’hui : il lui faudra préparer avec soin les réformes, en connaitre les points forts et les points faibles, avoir de l’attention pour les plus faibles, avant de les soumettre à l’opinion et d’en débattre longuement, avec lucidité et empathie.

Quant aux oppositions démocratiques, c’est-à-dire surtout à la gauche, puisque ce quinquennat est maintenant clairement de droite, il leur appartient de travailler beaucoup, pour fonder une doctrine réaliste, pour se doter d’un programme sérieux et convainquant, compatible avec notre rôle dans une Europe qui reste à construire, qui attirerait le moment venu ceux qui ne trouveront pas leur place dans la droite qu’incarnera le ou la successeur de l’actuel président. A ces oppositions aussi de dire clairement quelles lois, décrets et décisions prises par l’actuelle majorité elles proposeront, le jour venu, d’abroger : reviendront-ils, par exemple, sur la retraite à 64 ans ? Il ne suffira pas de le dire ; il faut encore savoir comment on financera les déficits qui s’annoncent et ce qu’on fera pour avoir enfin un système plus juste, sans les privilèges scandaleux des régimes spéciaux ni les charges indues pesant sur les carrières longues.

Personne ne s’en tirera sans beaucoup de courage, de compétence, et d’empathie. Ce ne sont pas les vertus dont la classe politique, dans son ensemble, fait en ce moment, le meilleur usage.

j@attali.com

Tableau : Pieter Brueghel l’Ancien (1525/30-1569), Danse des paysans, 1567, Kunsthistorisches Museum.