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C’est par la confusion du sens des mots que s’installe le désordre des esprits. C’est par l’autocensure que commencent les dictatures. C’est par la peur des ennemis que s’annoncent les pires défaites. C’est par la négation des menaces que se matérialisent les plus grandes catastrophes.

On en est là, aujourd’hui, en Occident.

Alors que, dans beaucoup d’autres parties du monde, les dictatures imposent leurs lois d’airain à des peuples terrifiés, en Occident, (où, après deux millénaires de batailles, une démocratie s’était  progressivement installée, avec encore bien des faiblesses, des lacunes, et  des comptes à régler avec son passé) on voit progresser, en rampant, tout ce qui peut annoncer l’avènement d’un totalitarisme  d’un genre nouveau :

Des journalistes ne peuvent plus témoigner d’une vérité sans être menacés de mort, ce qui conduit certains de leurs confrères à l’autocensure.

Des hommes ou femmes politiques peuvent impunément dénoncer la laïcité, sous couvert de la vanter, en disant qu’elle écrase ceux qu’en réalité elle libère.

Des comédiens peuvent venir expliquer calmement  à la télévision que l’antisémitisme n’est pas une forme de racisme parce qu’elle n’est qu’un problème entre blancs.

Des universitaires peuvent légalement chasser de leurs cours des auteurs, (et des orchestres  ne jouent plus des compositeurs) parce qu’ils ne sont pas du sexe ou de la couleur de peau qu’il faut, et parce que les valeurs de leur temps ne sont pas conformes  à celles d’aujourd’hui.

Des causes magnifiques et essentielles (la lutte contre le racisme, contre les violences faites aux femmes, contre l’exclusion des handicapés, contre l’antisémitisme, contre le refus de l’islam, contre la destruction de la nature) peuvent ainsi être dévoyées, quand certains de ceux qui les défendent en font un instrument de haine des autres et non d’intégration de tous dans une société commune.

Dans bien des démocraties, qui ont choisi plus ou moins consciemment, depuis peu, d’être des sociétés multiculturelles, des communautés cohabitent, chacune tolérant de plus en plus mal les identités les plus extrêmes chez les autres ; le pire est en train d’apparaitre : des groupes trop longtemps opprimés ne se contentent plus de réclamer l’égalité avec leurs anciens maitres, mais  exigent tous les pouvoirs. Ils ne voudront  plus seulement pouvoir vivre  leur identité dans le cadre d’une loi commune, mais ils imposeront à tous les autres  de vivre  sous leurs lois. Et, comme  pendant  la Révolution française glissant de la Constituante à la Terreur, les faibles ne demanderont plus seulement de faire partie des citoyens, mais réclameront la tête des privilégiés d’hier. On sait comment cela a fini : les  faibles en furent toujours les ultimes victimes.

Ainsi voit-on proliférer, d’une façon contradictoire,  les scandales dont il a été question plus haut. Et si cela continue, on verra apparaitre une concurrence d’une violence inouïe entre des prosélytismes antagoniques.  Aucune vie en  société ne sera plus  possible. En alimentant de scandales et de polémiques ce feu infernal, les médias  et  les réseaux sociaux  creusent leurs propres  tombes.

Les pays qui ont déjà choisi ce chemin (les Etats-Unis, le Canada, comme la Grande Bretagne)  sont condamnés, s’ils ne réagissent pas, à la dictature d’une de ces minorités, ou à la revanche des maitres d’hier, ou à la guerre civile.

La France, elle, qui a déjà parcouru tout ce chemin, et qui a construit à travers ces tragédies un carré magique, (formé par l’égalité, la fraternité, la liberté et  la laïcité)  devrait être capable d’éviter de passer de la dictature du catholicisme à celle de l’Islam, de la tyrannie des hommes à celle des femmes, du césarisme  des bourgeois à celles des oubliés, du totalitarisme de l’industrie à celui de la nature. Elle a tout pour réussir un harmonieux et délicat compromis. Son échec signerait la fin de toute espérance démocratique. Pour  l’éviter, il faut tenir la barre, faire respecter sans faiblir la laïcité, l’égalité, la liberté et la fraternité.  Ne pas craindre nos ennemis. Savoir reconnaitre nos erreurs. Ouvrir les bras à celles et ceux (femmes, enfants, immigrés, travailleurs exploités, invisibles, nature maltraitée) qui ne demandent qu’à avoir enfin une  juste place  dans une société qui s’est construite en les spoliant. On en est encore très loin.

j@attali.com