Pour écouter cet article : 

 

Depuis des décennies, les Français votent au laser, non plus pour porter à la présidence de la République quelqu’un à qui ils souhaitent vraiment confier le pouvoir d’agir sur leur destin, mais pour écarter ceux qui leur semblent les plus mauvais choix. D’où  leur désaffection immédiate à l’égard de l’élu, dont ils ne voulaient pas vraiment ; et la recherche permanente de mieux, d’autre chose.

Toujours en vain : car le pouvoir sur les choses n’est plus à l’Elysée.

Si, au moins jusqu’à François Mitterrand, le pouvoir politique y était encore très largement, cela s’est peu à peu délité. Par les effets conjugués de la cohabitation ; par les limitations intrinsèques d’un mandat réduit à cinq ans ; et par les réductions systémiques des innombrables attributs antérieurs de l’exécutif : ainsi, il ne dispose plus du pouvoir monétaire (du fait de l’euro), du pouvoir industriel (parce qu’il n’y a presque plus de secteur public), du pouvoir d’aménagement du territoire (en raison de la décentralisation) ; et du pouvoir dans d’innombrables autres domaines dont les compétences sont passées subrepticement à des comités d’abord consultatifs, devenus ensuite des Hautes Autorités ou des Agences, extrêmement jalouses de leur indépendance.

Il ne reste plus à l’exécutif que la défense, la police, la justice, l’éducation, la santé, et les transferts sociaux. Et encore, sous de terribles contraintes. Il est fini le temps où un pouvoir politique tout puissant, ou au moins une administration ultra puissante et compétente pouvait se lancer dans des projets économiques et sociaux structurants.

Les Français sont encore trop nombreux à faire comme s’ils croyaient encore que les élections avaient de l’importance ; à s’amuser des invectives grandiloquentes et des polémiques dérisoires qui agitent la petite scène de la politique. Et ils continuent, pour beaucoup d’entre eux, en « résignés réclamants » n’espérant plus rien de réformes majeures, à demander seulement pour eux-mêmes une plus grande part de la richesse nationale.

Ils sont encore trop peu nombreux à avoir compris qu’ils sont seuls et que l’avenir dépend d’eux bien plus que de leurs élus ; que, si l’école va mal, c’est beaucoup à cause des parents, des professeurs, des élèves, et pas seulement à cause des programmes ; que, si le système de santé va mal, ce n’est pas seulement à cause de l’incurie du ministère, depuis 30 ans, mais aussi beaucoup à cause de l’absence d’hygiène et de sport, d’une alimentation désastreuse, et des gaspillages et des échecs de la recherche française ; que si l’intégration se passe mal, ce n’est pas seulement à cause des moyens insuffisants des politiques publiques, mais aussi parce que les plus riches refusent d’accepter de partager leurs écoles avec les enfants des autres classes sociales ; que  si notre déficit extérieur est si catastrophique, ce n’est pas seulement par la faute d’une stratégie industrielle inexistante, mais  par la faute de toute une société incapable de produire ce qu’elle veut  consommer.

L’essentiel du pouvoir a basculé dans le marché, dans les entreprises qui produisent et dictent ce qu’on consomme.. et dans les institutions financières qui choisissent qui a le droit d’être financé…

Tout cela ne peut que précipiter le déclin français.

Quelques-uns de ceux qui l’ont compris en ont conclu qu’il n’y a plus rien à attendre de ce pays, et,  après avoir accepté sans vergogne de voir leurs études payées par les  impôts de leurs concitoyens, et s’être  gavés de subventions, s’envolent, fortune presque faite, pour vivre ailleurs des fruits de leur travail et de celui des contribuables français.

D’autres ont compris qu’on n’évitera la catastrophe qui s’annonce qu’en agissant tous ensemble, avant qu’il ne soit trop tard. Ils ont compris que notre espérance de vie ne dépend pas seulement du budget du ministère , mais aussi de nos comportements physiques et alimentaires ; que la qualité de l’éducation dépend largement  de  la façon dont nous remplissons notre rôle de parent, de grand parent, et d’étudiant ; que la sauvegarde de notre démocratie dépend  du courage quotidien de chacun pour ne pas baisser les yeux devant ceux qui la menacent et pour en défendre les valeurs et les principes, dont celui de la laïcité ; et que la solidarité nationale dépend aussi de la façon dont chacun tendra la main aux autres .

Une campagne présidentielle devrait donc être bien plus que le choix d’une personne de passage pour occuper un poste de plus en plus symbolique. Elle devrait être surtout l’occasion de réfléchir en profondeur à la nation que nous voulons léguer à nos enfants, à ce que chacun de nous doit faire, quotidiennement, dans chaque dimension de notre  vie,  pour être digne du magnifique pays dont nous avons hérité et pour nous préparer à le transmettre.

Les civilisations ne meurent pas de la bêtise des chefs, mais de la lâcheté des peuples. Nous avons encore tous les moyens de l’éviter. Il suffirait  d’avoir de l’intelligence et du courage.

 

j@attali.com