Il y aura rarement eu autant de non-dit dans une guerre que dans celle-là : Que veut-on vraiment obtenir, à la fin ?

Les Ukrainiens ont, apparemment, un but clair : reconquérir la totalité de leur territoire. Mais pourraient-ils se contenter de cela si la Russie ne renonçait pas à reprendre un jour le combat ? Et qui accepterait d’investir dans un pays menacé d’une invasion à tout moment ?

Les Russes, aussi, ont apparemment un but clair : occuper toute l’Ukraine et en refaire une province de la Grande Russie. Mais pourront-ils se contenter de cela ? Ne voudront-ils pas, si l’Occident accepte cette situation, aller plus loin et annexer toutes les autres anciennes républiques de l’URSS, dont les Pays Baltes, et même la Pologne, qui fut russe un temps ?

Les Chinois, eux, ont une position explicitement ambiguë : ne pas se mêler du conflit, tout en faisant comprendre aux Russes qu’ils n’accepteront pas une escalade excessive, en particulier nucléaire.

Les Occidentaux sont, eux, dans le flou le plus total : ils voulaient d’abord tout faire pour empêcher le conflit. Puis ils ont aidé les Ukrainiens du bout des lèvres, en tremblant de voir la Russie les considérer comme des cobelligérants. Peu à peu, ils se sont engagés d’avantage, jusqu’à livrer bientôt des armements qu’on peut difficilement qualifier de purement défensifs. Et après ? Que se passera-t-il si la Russie bombarde Odessa ou le centre historique de Kiev ?  Et que fera l’Occident si la Russie gagne cette guerre ? Et si, à l’inverse, elle se retire de l’Ukraine, seront-ils prêts à renouer les liens avec le régime de Poutine ? A moins que, comme certains le murmurent, ils n’aient comme but final de couper la Russie en trois morceaux, l’un rattaché à l’Europe, l’autre à la Chine, et une autre au monde perse et turc ?

A toutes ces questions, pas de réponse. Alors que l’Histoire nous apprend qu’on ne gagne une guerre que quand on a un but de guerre très clair. Ce qui fut le cas des Américains et des Anglais en 1941 qui voulaient abattre le régime hitlérien, sans jamais négocier avec lui. Ce ne fut le cas ni au Vietnam, ni en Irak, ni en Lybie, ni en Afghanistan ; et les résultats furent désastreux.

Pour l’Occident aujourd’hui, il est donc urgent de se fixer un but de guerre ; en particulier pour les Européens, voisins du conflit. Et qui en paient déjà le prix.

Pour moi, ce but est clair : en finir avec toutes les dictatures en Europe et dans son voisinage pour construire une Europe démocratique et pacifique. Naturellement, on ne peut imaginer faire la guerre à la Russie pour en changer le régime. Par contre on peut, et on doit, préparer le moment où les Russes auront retrouvé le chemin de la construction d’une démocratie, qu’ils avaient emprunté à la fin du siècle précèdent. Et, pour cela leur faire miroiter ce que serait leur sort dans ce cas.

Au moment où les batailles faisaient rage en Europe, les Alliés commençaient à préparer l’après-guerre : dès 1942, Anglais et Américains imaginaient les institutions d’après-guerre, et se préparaient à y offrir une place à leurs ennemis du moment, redevenant des démocraties.

C’est ce qu’il faut faire aujourd’hui. Les Occidentaux devraient clairement faire savoir que leur but, dans cette guerre, est de faire en sorte que la Russie ne soit plus une dictature agressive, piétinant les Droits de l’Homme et vindicative ; qu’il n’est pas dans leur intérêt qu’elle soit coupée en morceaux et qu’un gigantesque   empire islamique se structure à la frontière de l’Europe, pendant que la Chine récupèrerait les territoires et les réserves de matières premières de la Sibérie. Et qu’il est de leur intérêt au contraire de l’inclure irréversiblement dans un ensemble démocratique européen.

Pour cela, il serait utile, dès maintenant, de préparer ouvertement, avec toutes les institutions compétentes, un plan massif de reconstruction de la région, de la Biélorussie à l’Albanie, de Kiev à Vladivostok. Un plan intégrant les uns avec les autres, et qui ne serait activé dans un pays que lorsque celui serait de retour   sur le chemin de la démocratie

Un tel plan serait aujourd’hui repoussé par tout le monde, et d’abord par les Ukrainiens, qui ne veulent pas entendre parler d’une présence de la Russie dans les institutions européennes dont ils rêvent de faire partie. Et pourtant, il le faudra bien : c’est en se fixant un but de paix qu’on aura un but de guerre, et qu’on pourra la gagner.

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Peinture : Nicolas-Bernard Lépicié, La Paix, 1772