L’histoire humaine est remplie d’exemples de peuples et de civilisations qui, consciemment ou pas, se sont suicidés : depuis la décision des Troyens de faire entrer le cheval d’Ulysse à l’intérieur des murailles de leur ville, jusqu’au Brexit, en passant par la destruction des forêts de l’Île de Pâques et celles des terres cultivables des Mayas, la procrastination, la démesure, l’aveuglement ont conduit des civilisations puissantes et orgueilleuses à négliger ce qui pouvait les atteindre. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour réagir. L’historienne Barbara Tuchman en avait dressé un tableau convaincant dans un livre majeur, toujours d’actualité, « The March of Folly ».

C’est aujourd’hui le cas de bien des nations, et peut-être de l’humanité tout entière. Et en particulier de l’Etat d’Israël.

Moins de 80 ans après qu’il a resurgi, après deux mille ans d’anéantissement, cet Etat (qui n’a dû sa renaissance qu’à l’entêtement bimillénaire de communautés dispersées ayant su préserver leurs cultures et leurs valeurs, malgré tous les martyrs qu’elles ont dû endurer, depuis l’exil babylonien jusqu’à la Shoah), on aurait pu penser que rien ne pourrait plus menacer son existence : 

Israël n’a jamais cessé d’être une démocratie, depuis le premier jour ; il n’est en rien responsable de la non création d’un Etat Palestinien, refusée en 1948 par tous les pays arabes, désireux alors de chasser les nouveaux venus arrivant d’Europe des terres de l’Islam ; il dispose des meilleures armements connus au monde. Sa population est remarquablement formée. Sa démographie est très positive. Son économie est florissante, ses entreprises à la pointe des progrès ; ses centres de recherches sont parmi les meilleurs de la planète. Ses chercheurs ont reçu plus de prix Nobel scientifiques que la plupart des grands pays et le pays accumule plus de brevets par habitant que la plupart des autres pays ; les capitaux du monde entier se disputent le financement de ses entreprises innovantes. Et, jusque très récemment, les droits des femmes, et ceux des minorités sexuelles y étaient mieux protégés que presque partout ailleurs dans le monde. La paix se fait avec un nombre considérable de voisins, pays musulmans pour la plupart. 

Seulement voilà, une nouvelle majorité parlementaire menace de faire disparaitre le meilleur de ce pays et de le condamner à mort politiquement et moralement.

Politiquement, il devrait être clair depuis longtemps, et même depuis la guerre des Six Jours, qu’Israël a tout à perdre à s’accrocher à la colonisation. Un jour prochain, les Palestiniens, lorsqu’ils auront compris qu’il est de leur intérêt de se débarrasser de leurs soi-disant élites corrompues et/ou extrémistes, en viendront à renoncer à la revendication d’un Etat palestinien (ce que la droite israélienne s’acharne à rendre impossible) pour ne revendiquer que d’avoir les mêmes droits que ceux des citoyens de l’Etat d’Israël, plaçant le pays dans la même situation que l’Afrique du Sud au temps de l’Apartheid. Cela viendra. Le gouvernement israélien le refusera évidemment. On ne le répètera jamais assez : Israël est le seul pays au monde à avoir intérêt à la création d’un Etat palestinien. Ou plutôt qui « avait », car c’est sans doute trop tard. Et le gouvernement actuel, en provoquant, en martyrisant les Palestiniens, ne peut qu’entrainer un engrenage de violence dont Israël sera la principale victime.

Moralement, on ne peut rester un grand pays moral quand toute une jeunesse ne connait ses voisins qu’au bout d’un fusil, quand un gouvernement traite les autres comme des sous hommes, et en tout cas comme des sous citoyens. Quand il entend réduire les droits des minorités sexuelles et des femmes. Quand il s’enferme dans des définitions grotesquement limitées de la judéité, qui en exclue la quasi-totalité de la Diaspora, qui va bientôt se retourner contre le pays qu’elle a tant soutenu. Quand il favorise ses ennemis les plus extrémistes pour ne pas avoir à faire la paix avec les plus raisonnables. Quand il tente de soumettre le pouvoir judiciaire, et même les deux lois fondamentales de 1992 (qui font office de Constitution) et la Cour suprême au bon vouloir d’une majorité de passage. Quand il fait tout cela pour permettre à un homme, Benjamin Netanyahou, particulièrement cynique (et, selon la justice de son pays, corrompu) de redevenir premier ministre et d’échapper à la prison.

Bien des Israéliens partagent ce point de vue. Ils sont l’honneur de leur pays et de leur histoire. Il faut les soutenir.

Shimon Pères m’avait dit un jour avec grande inquiétude : « Israël a eu successivement trois élites : les paysans, les militaires, les ingénieurs. Les deux premiers doivent leur pouvoir à la terre ; les derniers ne le doivent qu’à eux-mêmes et peuvent partir quand ils veulent ». Cette leçon mérite d’être entendue.

j@attali.com

Peinture : Giovanni Domenico Tiepolo, La Procession du cheval dans Troie, XVIIIè siècle