Le déséquilibre permanent des régimes de retraites, dans tous les pays, est la conséquence d’une bonne nouvelle : l’espérance de vie s’améliore et il faut consacrer de plus en plus de moyens financiers à financer la vie de ceux qui ne travaillent plus.

Si chacun, ou presque, reconnait cette nécessité, la révolte, dans beaucoup de pays, en particulier en France, contre le choix d’un financement par l’allongement de la durée du travail renvoie à deux interrogations très profondes sur la nature de nos sociétés : d’une part, le partage entre les salaires, immédiats ou différés, et les profits. D’autre part sur la nature du travail.

De fait, ces deux problèmes sont liés car les plus riches, les plus puissants, et les artistes,  les heureux de travailler le plus longtemps possible, le font à leur rythme, par plaisir ; ils font tout pour ne pas prendre de retraite et sont peu désireux de se mêler des soucis des autres, salariés pour la plupart, dont le travail  est vécu, pour l’essentiel comme une souffrance, ou en tout cas, comme n’étant  pas suffisamment valorisant pour ne pas avoir  envie d’y mettre fin le plus vite possible.

Il faut donc entendre, dans la colère de ceux qui manifestent contre le report de l’âge de la retraite, surtout une révolte contre l’injustice du travail. Cette colère ne se manifeste pas partout de la même façon. Dans certains pays, protestants, ou asiatiques, on admet sans rechigner la nécessité d’un travail austère, difficile, tel qu’il est défini et imposé culturellement ou religieusement ou politiquement ; parce qu’il permet d’espérer soit le paradis, soit la fortune, soit les deux, soit au moins une bonne place dans la société. Dans d’autres pays, en particulier dans les pays catholiques, le travail est vécu comme une souffrance, qu’il faut fuir, d’autant plus que, pour eux, la fortune n’est pas un chemin vers la vie éternelle ; il est vécu comme une aliénation, l’essentiel de la valeur ajoutée allant aux actionnaires, alors que rien n’est fait pour que les salariés soient intéressés intellectuellement, politiquement et financièrement aux réussites de l’entreprise.

Il faut donc  entendre  cette colère  comme une manifestation contre  l’échec des tentatives plus ou moins ambitieuses d’amélioration des conditions de travail ; contre le fait  que, depuis des siècles, on ait mis si peu de moyens pour faire en sorte que la vie au bureau ou à l’usine  soit la plus valorisante possible, en se contentant de fournir les moyens d’une vie plus ou moins décente  pendant  les quelques trop brèves années qui restent à vivre, une fois sorti du travail, vécu comme une prison : on s’occupe ainsi, là comme ailleurs, de l’urgent, en oubliant l’important.

Au-delà du financement nécessaire des déficits prévisibles, qu’on peut négocier de mille manières, il importe surtout de travailler à créer les conditions pour que chacun ait envie de travailler plus longtemps, parce que le travail serait devenu libre et valorisant et parce qu’on aurait défini et organisé de véritables plans de carrière pour tous. On pourrait même rêver d’une société où chacun trouverait tellement de plaisir et de libération, dans son travail, devenu gratifiant et digne, qu’il réclamerait de ne jamais le quitter.

Il faudrait donc lancer ce grand chantier, dont on parle depuis longtemps, et dont la crise actuelle en France montre qu’on n’y est pas parvenu : automatiser les tâches inévitablement répétitives, ingrates ou usantes (entretien, nettoyage, bâtiment, chaines de production) et   valoriser socialement et financièrement  les missions de soins, d’hospitalité, de transmission, de protection de la nature. Autrement dit, valoriser les métiers utiles à l’économie de la vie, et éliminer, par l’automatisation, ceux de l’économie de la mort.

Une société où chacun exercerait un métier passionnant, utile socialement et écologiquement est possible ; elle ne ferait pas l’éloge morbide et suicidaire de la paresse ; elle n’assimilerait pas travail avec routine, fatigue, dépression, aliénation, humiliation, exploitation, destruction de l’environnement ; mais avec découverte, création, jubilation, diversité. C’est une mission passionnante que d’y parvenir.

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Peinture : Maximilien Luce, Fonderie à Charleroi. La Coulée, 1896