Il faut parfois faire un pas de côté, et tenter de décrypter le monde à partir d’autres données que les grands indicateurs économiques,  préoccupation principale des observateurs et des acteurs du pouvoir. Pour l’avoir fait en étudiant quelques activités apparemment marginales (la musique, en particulier), je sais combien un tel changement de perspective peut être puissant et éloquent.

En particulier, le vêtement est révélateur de l’oppression que subissent certains et du pouvoir d’autres :

Le drame iranien nous rappelle à quel point le vêtement reste, dans bien des pays un moyen d’oppression des femmes, après l’avoir été partout dans le monde ; c’est le cas de la burka et toutes les formes de tenues humiliantes, dans lesquelles les femmes sont enfermées, sur tous les continents, par les hommes.

A l’inverse, le vêtement est aussi un symbole du pouvoir ; et, au moment où on parle tant du déclin de l’Occident, il faut remarquer que, à quelques exceptions très importantes près, sur lesquelles je reviendrai, la plupart des dirigeants du monde, femmes ou hommes, ont adopté les  bases de la mode occidentale la plus classique : pas un Chinois, Russe, Japonais, Brésilien, de la classe moyenne supérieure jusqu’aux plus puissants, qui penserait à s’habiller autrement qu’en costume- cravate (oui, cravate) pour les hommes et en jupe ou pantalon pour les femmes. Cette occidentalisation du vêtement se retrouve dans toutes les classes de la société ; elle est même un signe d’ascension sociale ; avec l’obsession de changer souvent de garde-robe et de subir la tyrannie de la mode et surtout de la fast fashion, devenue une des industries majeures, dont les produits faits de matières plastiques d’une très brève durée de vie sont une des sources principales de pollution et du dérèglement du climat.

Les Chinois pourraient expliquer qu’il n’en est rien, que l’origine des vêtements occidentaux est chinoise ; que c’est en Chine qu’on repère le plus ancien pantalon connu, au treizième siècle avant notre ère ; et qu’il est arrivé bien plus tard en Europe, (comme les pâtes, les épices, l’imprimerie et tant d’autres choses), en passant par le monde arabe et en débarquant à Venise (d’où son nom, inspiré d’un saint vénitien). En fait, son origine est plus lointaine encore : il est, d’abord sous forme de jambières, trois mille ans avant notre ère, le vêtement le mieux adapté au cavalier, et surtout au cavalier combattant ; d’où la symbolique de virilité qui lui est attaché, à la différence de la toge, supposée être un vêtement pacifique, comme on la retrouve sur les lieux de conversation et d’enseignement, à Athènes et à Rome. De même pour la chemise, inventée dans l’Egypte ancienne, et la cravate, dont on retrouve la trace sur les cavaliers de la garde personnelle de l’empereur chinois Shi Huangdi, au 3ème siècle avant notre ère, et qui nous arrive, comme le reste, par le monde arabe puis par l’Adriatique, cette fois la Croatie, d’où son nom.

Mais le vêtement n’est pas seulement signe de soumission ou de domination. Il est peut-être aussi l’annonce d’une libération ; on en a aujourd’hui au moins deux signes avant-coureurs :

D’abord, les plus jeunes, qui, pour certains, ont fait disparaitre le costume et le vêtement sexué (pour en finir en passant avec l’assignation   des genres) et vont jusqu’à ne s’habiller qu’avec des vêtements durables, si possible recyclés. Cela semble durable, puisque beaucoup ne reviennent pas aux codes plus traditionnels quand ils passeront le seuil du monde du travail.

Ensuite, quelques pays majeurs refusent de renoncer à leurs vêtements traditionnels. Et c’est une façon pour eux de signifier que l’avenir leur appartient ; parmi eux, sans surprise, les pays du Golfe, l’Inde et le Nigéria, dont on retrouve les codes vestimentaires  dans de nombreux  autres pays du Moyen Orient, d’Asie du Sud-est et d’Afrique. Regardez comment s’habillent leurs dirigeants, hommes et femmes, et vous aurez compris qu’ils veulent affirmer leur désir d’être différents, de ne pas se laisser avaler par le modèle occidental.

De fait, leurs industries de la mode sont florissantes ; et leurs tenues (kurta et sari) d’une part, l’agbaba (dont le buba et le sokoto) d’autre part sont, avec d’infinies variations, infiniment mieux adaptées à la vie moderne et à l’évolution du climat que les nôtres. Un jour, peut-être, l’Occident (comme le font déjà bien des grands créateurs de mode à Paris et à New York) aura l’humilité de reconnaitre ce qu’il doit à l’Asie et à l’Afrique, et s’en inspirer.

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Peinture : Jean Béraud, Une soirée, 1878