LA Bible explique qu’un bon contrat doit rester valable pendant quarante-neuf ans. Et pas un jour de plus. C’est le jubilé. Tel fut le contrat en vigueur de 1946 à 1995, entre la France et l’Allemagne, autour d’une ambition commune : le rapprochement irréversible des deux économies pour rendre la guerre impossible entre les deux pays. Aucun contrat du même genre n’existe pour le prochain demi-siècle : les deux voisins cheminent ensemble, sans bien savoir vers quoi. Cette lacune explique l’actuel désordre dans la construction européenne.

Certes, chaque pays a un objectif propre : l’Allemagne rêve d’imposer son modèle économique et social au reste du continent pour le dominer économiquement à l’Ouest et politiquement à l’Est. La France espère, elle, protéger ses valeurs sociales et tenir tête à la concurrence économique d’outre-Rhin. Mais le couple franco-allemand n’a pas de projet commun. De cela tout découle : le triomphalisme allemand, les reculades de la France, l’absence de dynamique de l’Europe.

Le nouveau projet allemand est très différent de celui que Bonn affichait jusqu’ici : construire une Europe politique pour enfouir le démon nationaliste. A Berlin, beaucoup veulent désormais, de plus en plus clairement à chaque échéance diplomatique, faire de l’Union européenne une sorte de zone de libre-échange normalisée, un Zollverein, en prolongement du territoire allemand. Il n’y circulerait qu’une seule monnaie, l’euro- deutschemark, suffisamment forte pour affaiblir toute concurrence venue des régions d’Europe à plus basse productivité, privées de l’arme monétaire par Francfort et de celle des subventions par Bruxelles.

Ce projet n’est pas, pour l’Allemagne, une fin en lui-même, mais un instrument au service de la puissance nationale. En cas d’échec de la construction européenne, l’Allemagne poursuivra le même objectif avec une autre stratégie. Cela n’a rien de déraisonnable : tout peuple doit avoir un projet national dans lequel inscrire sa politique étrangère.

A l’inverse, la France n’a pas pour l’instant d’autre ambition nationale que la conservation des acquis communautaires et la maîtrise des démons nationalistes allemands. Cette absence de projet réellement national fait le lit de l’extrême droite : il ne faut pas laisser la nation aux nationalistes.

Cette lacune affaiblit aussi la France dans ses relations internationales : une bonne négociation au bazar comme autour d’un tapis vert ne peut réussir que si la rupture est possible. Tant que la France n’a pas d’autre stratégie que l’union avec l’Allemagne, celle-ci fera monter la barre. Et la France continuera de donner d’elle-même cette image affligeante d’un pays acceptant toujours, après avoir avancé une idée, le contre-projet du voisin. Comme elle l’a déjà fait à propos de la libre circulation des capitaux, les relations avec l’Est, de la conception du service public, de la localisation d’Airbus, du programme spatial, etc. Dans dix ou vingt ans, on regardera chacune de ces petites humiliations, de ces petites lâchetés comme autant de renoncements suicidaires.

Et ce n’est pas fini. Car l’objectif nouveau des Allemands les conduira demain à demander à leurs partenaires de l’Union européenne le transfert progressif de l’ensemble des pouvoirs économiques détenus par les gouvernements à la seule Banque centrale européenne. Bonn exige déjà, en violation même du traité de Maastricht, que la fixation de la future parité de l’euro par rapport aux autres monnaies soit de la compétence de la future banque centrale.

Il y a une semaine, à Dublin, les ministres des finances des quinze ont accepté avec soulagement le principe d’un tel transfert de compétence, trop heureux d’échapper ainsi au risque d’avoir à porter un jour la responsabilité d’une éventuelle dévaluation de l’euro. Bientôt, ils laisseront même à la Banque centrale européenne le soin de fixer à sa guise l’ultime parité entre le franc et le mark au moment de la création de l’euro. Ce serait un désastre ; car si cette parité était choisie selon les seuls critères du marché, celle-ci pourrait marginaliser durablement l’économie française.

Partout ailleurs au monde et en France en particulier la parité de la monnaie est de la compétence du pouvoir politique. Et l’euro, politiquement bien géré, pourrait devenir un instrument majeur de la politique européenne de l’emploi. Comme le dollar l’a été pendant cinquante ans aux Etats-Unis.

Il faut y prendre garde : les peuples n’accepteront pas durablement une Union européenne où la seule institution efficace serait la Banque centrale, devenue sans le vouloir le juge ultime des salaires et de la compétitivité de l’industrie.

Pour éviter un tel destin, la France doit opposer son propre projet à celui de l’Allemagne pour lui proposer ensuite un nouveau contrat pour les prochains quarante-neuf ans. Un nouveau jubilé.

Notre pays ne peut se contenter de se définir par sa volonté de conserver les acquis de la construction européenne. Il lui faut bâtir un projet national pour une société forte, socialement juste, disposant des technologies de l’avenir et des services du futur qui font cruellement défaut à l’Allemagne dotée d’une monnaie compétitive, cherchant ses alliances aussi bien au Nord (en Allemagne) qu’au Sud (en Espagne, en Italie et en Méditerranée) et à l’Est (en Turquie, en Russie et au-delà). C’est à une nouvelle reconstruction nationale qu’il faut travailler.

Pour réaliser un tel projet, la poursuite de l’intégration franco-allemande est une des options. La meilleure. Mais pas la seule. Après tout, des petites entités des cités-Etats dotées de projets politiques à long terme et de ressources financières réussissent leur modernisation sur le marché mondial sans s’embarrasser d’appartenir à de grands ensembles. Et à l’échelle du XXIe siècle, la France sera une cité-Etat : dans cinquante ans, elle ne représentera qu’un demi pour cent de la population de la planète.

Un second jubilé franco-allemand est donc possible et souhaitable. Il devrait, pour concilier pendant quarante-neuf ans de plus les ambitions des deux peuples dans une Europe politiquement rassemblée, s’organiser autour des trois perspectives suivantes :

1) une union politique européenne, dirigée par un pouvoir exécutif fédéral, aussi puissant sur l’économie que le sera la Banque centrale sur la monnaie, disposant d’un budget conséquent, par transfert d’une partie de la fiscalité nationale, sous contrôle d’un Parlement fort. Cette union embrasserait l’ensemble du continent Turquie et Russie comprises et lancerait un programme de grands travaux sur plusieurs décennies, créateurs d’emplois à l’Ouest et d’infrastructures à l’Est ;

2) l’Union devrait partager une conception commune du service public, organisant l’égalité d’accès de tous les Européens au logement, à la santé, aux transports, à l’éducation. Et organiser une propriété européenne des entreprises essentielles à la sécurité du continent ;

3) l’Union devrait enfin se doter d’une politique extérieure commune pour résister aux agressions compétitives des pays ne respectant ni les droits des enfants ni ceux de l’environnement. L’Union se doterait aussi d’une politique propre de défense et de sécurité. Nul n’est besoin pour cela d’institutions nouvelles : la Commission pourrait en être l’acteur.

Naturellement, il s’agira d’une perspective à très long terme, aussi utopiste que pouvait le paraître la monnaie unique en 1946. Mais il est urgent de regarder loin devant nous, de penser le monde tel qu’il sera dans un demi-siècle. C’est ainsi que pourrait s’organiser, une deuxième fois, le succès européen. Si cela échoue, il faudra en prendre acte. Et pour que les barbaries des temps anciens ne reviennent pas nous hanter, retrouver la force de penser la solitude de la France.