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Si une guerre mondiale se définit par l’affrontement de deux armées, rassemblant des soldats et des armements venus de la plupart des pays de la planète, la troisième guerre mondiale a commencé depuis bien  longtemps.

Depuis des décennies en effet, les principales puissances de l’Ouest et de l’Est se font la guerre ; en général par l’interposition de supplétifs des uns et des autres utilisant tout le matériel militaire fourni par les armées de leurs grands alliés, prudemment restées en arrière ; mais pas toujours : parfois, l’une des grandes puissances est en première ligne face aux supplétifs de l’autre.   Dans les deux  cas, les uns et les autres utilisent les armements les plus sophistiqués de chaque camp ; avec même, très souvent  des experts des grandes puissances discrètement présents sur la ligne de front, réelle ou virtuelle.

Jamais, dans ces batailles impliquant toutes les industries d’armement et toutes armées du monde, on n’a encore vu les armées des superpuissances s’opposer frontalement, l’une à l’autre,  sinon en s’effleurant ou en se défiant.

Ces affrontements ont commencé en Corée, dans les années 50 ; ils ont continué en Indochine ; dans les deux cas,  des supplétifs de l’Est affrontaient les superpuissances de l’Ouest ;  puis en Afghanistan, (où les supplétifs de l’Ouest, les Talibans, armés des meilleurs missiles américains, repoussèrent les troupes soviétiques hors du  pays ) ;  puis en Syrie, où l’affrontement alla encore plus loin, quand les troupes françaises et américaines bombardèrent des installations russes sur le territoire  contrôlé par Assad.

La guerre en Ukraine n’y déroge pas : comme dans les conflits antérieurs, en Indochine ou en Afghanistan, un peuple essaie de se débarrasser de la présence d’une des superpuissances, avec l’aide de l’armement  et de conseillers venus de l’autre superpuissance. On n’a pas encore vu, comme en Syrie, un bombardement d’une cible de  la superpuissance occupante sur le territoire occupé par les troupes des autres superpuissances. On n’en est pas loin : l’OTAN aurait déjà fait savoir à la Russie que,  si celle-ci utilisait des armes non conventionnelles, il s’en suivrait un bombardement des troupes d’occupation par des avions de l’OTAN.

Si  tout le monde, à propos de l’Ukraine, parle de « la menace d’une troisième guerre mondiale », si personne, dans les pays dominants, n’a réalisé  que l’affrontement  était depuis longtemps  mondial,  c’est parce que  les théâtres d’opération n’étaient pas  en Europe et  parce  qu’on avait eu,   pendant la décennie qui suivit la chute du mur de Berlin l’espoir éphémère d’en finir totalement avec ces affrontements.

Si cette guerre-là, une fois encore mondiale par supplétifs interposés, dérape dans un affrontement direct des armées de l’Est et de l’Ouest,  cela ne  sera  pas la troisième, mais la quatrième guerre mondiale. Nucléaire celle-là.

Il est encore temps de l’éviter. Pour cela, en même temps qu’on s’emploie à aider les Ukrainiens à mettre fin à leur martyr et à chasser leurs bourreaux,  il est essentiel  de faire comprendre à tous les  Russes que le comportement de leurs dirigeants conduit leur nation au suicide.

Pour y parvenir il faudrait pouvoir parler à tous les Russes, leur faire connaitre les monstruosités commises par ceux qui les dirigent. Aucun moyen existant  ne le permet. Il faut donc  en  inventer d’autres. Imaginez un monde où la vérité pourrait être transmise à tous est plus important que de développer de nouveaux systèmes d’armes.

Par exemple, le nouveau propriétaire de Twitter (ce formidable réseau d’information et d’échange qui informe si bien en ce moment sur ce qui se passe en Ukraine, et qui permet au monde entier de communiquer en privé avec des Ukrainiens inconnus, et de les aider), devrait utiliser un peu de ses ressources illimités pour financer la recherche d’un moyen de contourner les mille et une archaïques censures  du Kremlin, et  de faire connaitre à tous les Russes, où qu’ils soient, dans toutes leurs administrations, leurs régiments, leurs écoles, leurs entreprises, leurs domiciles,  les  monstruosités commises en leur nom.

Naturellement, cette confrontation des peuples à leur propre barbarie et à celle de leurs dirigeants s’applique à tous les États, même ceux apparemment les plus démocratiques. Je suis convaincu que l’impact en serait radicalement positif. Peu de gens supportent d’être durablement mis en face de leur monstruosité sans réagir, de gré ou de force.

Utopique ? Peut-être. Mais pas impossible. Après tout, faire tomber les dictatures est une utopie au moins aussi importante que toutes celles qu’Elon Musk poursuit en ce moment.

j@attali.com