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Que restera-t-il dans cinq ans, du débat de ce soir ? En quoi aura-t-il orienté les Français dans leurs choix ? En quoi aura-t-il parlé des questions essentielles que le/la prochain(e) chef(fe) de l’Etat aura eu à traiter ?  En quoi la façon dont il aura été jugé  par les commentateurs à la fin aura-t-il rendu compte de  la réalité de notre pays ?

De fait, les deux candidats n’ont pas parlé, et ce n’est pas leur faute, de ce qu’ils feraient si la Russie nous demandait d’interrompre toute aide à l’Ukraine sous peine de recevoir une bombe nucléaire sur notre tête. Ils n’ont pas eu non plus à dire ce qu’ils feraient si la France était peu à peu entrainée à participer à cette  guerre sur le territoire ukrainien, puis polonais, puis allemand. Ni de ce qu’ils ne feraient si la pénurie de céréales nous amenait à devoir choisir à qui nous exportions les nôtres, en fonction du prix ou des risques de famine ? Ni  si  quelques-unes de nos cinq plus grandes entreprises, dites françaises, étaient rachetées en Bourse, ce qui est parfaitement possible, par des Américains ou des Chinois ? Ni si des émeutes massives se déclenchaient dans nos campagnes ou nos banlieues ? Ni si une très grave crise écologique se déclenchait, avec des conséquences visibles en France ? Plus généralement, ils n’ont pas n’ont pas été mis en situation d’avoir à faire comprendre qu’ils savent que l’Histoire est tragique et qu’il faut s’y préparer ; ce qui constitue l’essentiel des qualités nécessaires du futur chef de l’Etat. Ce n’est pas leur faute : Confrontés surtout aux enjeux d’hier, ils n’ont pu parler de ceux de demain.

Mais surtout, il me semble que, dans cinq ans, un observateur de ce débat et des commentaires qui ont immédiatement suivi, y verra la marque d’un défaut bien français, qui pourrait devenir mortel : A écouter les premières analyses en effet, on a entendu comme un refrain répété partout (ce fut même une des questions posées dans le premier sondage qui suivit ce débat ) : «  Emmanuel Macron a été arrogant ».

Cette accusation n’est pas nouvelle et ne s’adresse pas qu’à lui. Elle  vise  toute personne faisant  preuve de connaissance ou de compétence et qui, maladroitement parfois, ne fait pas l’effort de le cacher.

De fait, beaucoup de gens, en France, confondent alors compétence et arrogance, excellence et  privilèges, élitisme et favoritisme. Un musicien doit il s’excuser de sa virtuosité ? Un savant de ses découvertes ? Un peintre de son talent ? Quand on sait, faut-il s’en excuser ?

Ce comportement n’est pas innocent, et se trouve à la source de ce qui peut détruire l’âme de la France. Car on en vient à dénoncer toute réussite, même venue du travail, comme étant la traduction d’un privilège immérité : comme si tout succès était nécessairement la traduction d’un privilège indu.

Certains vont même jusqu’à glorifier l’ignorance et l’échec. Ce n’est pas nouveau : combien de ministres français ais je entendu se vanter devant moi de ne pas avoir réussi à passer leur bac !

Bien sûr, il est plus élégant, quand on sait, de ne pas humilier celui qui ne sait pas. Et  bien des gens n’ont pu faire  les études qu’ils auraient  pu réussir si les conditions sociales avaient été réunies pour le leur permettre. Mais il est de toute façon mieux de savoir que de se glorifier de ne pas savoir.

Cette apologie de la médiocrité, cette non-glorification du succès, renvoie à des dimensions très profondes de la culture française, pour qui le scandale est la richesse et non la pauvreté ; à la différence des pays dominés par le protestantisme ou le judaïsme, pour qui c’est exactement l’inverse : le scandale, c’est la pauvreté.

La France ne  pourra pas se plaindre de la mauvaise qualité de son système éducatif ou de son système de santé aussi longtemps qu’elle ne valorise pas (en termes de statut social et de revenus) ceux qui sacrifient  neuf ou dix ans de leur vie à des études  supérieures difficiles.

Dans cinq ans, si nous n’avons pas, à tous les  niveaux, redonné toutes ses lettres de noblesse à l’excellence, si notre classe politique n’est pas très largement composée de gens très compétents, si nos médecins et nos enseignants ne sont pas mieux considérés (sinon rémunérés) que nos chanteurs, nos footballeurs ou nos influenceurs,  le pays sera en chute libre.

Voilà sans doute un des combats les plus importants des prochaines années et des plus difficiles : cesser de dénoncer comme de l’arrogance ce qui n’est que de l’irritation devant l’énoncé de mortelles contrevérités. Et revaloriser l’effort, le travail, le succès, l’excellence.

j@attali.com