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On a déjà beaucoup débattu de l’achat de Twitter par Elon Musk ; on a admiré ou dénoncé qu’il soit possible à un homme seul de dépenser plus de 40 milliards de dollars pour racheter une entreprise, dans le seul but, apparemment, d’y changer la politique de censure, et le nombre de mots que chaque message peut contenir.

De fait, ce qui s’y joue est  bien plus important que cela.

D’abord, Elon Musk ne fait pas mystère de son intention de réduire massivement le contrôle du contenu des messages qu’on pourra y écrire, conformément à la conception américaine de la  liberté d’expression ; sauf peut être en Europe, où le Digital Service Act, qui entre en vigueur ces jours-ci, devrait en principe interdire la diffusion de propos diffamatoires, de menaces, ou de fausses nouvelles.

Bien sûr, Twitter jusqu’ici n’est pas parfait, loin de là, et la suppression du compte de Donald Trump était un acte arbitraire, sans aucune justification démocratique. Comme l’est la  possibilité, et j’en suis souvent victime, de menacer les gens de mort en toute impunité.

Mais Musk veut aller beaucoup plus loin dans le droit à crier sa haine, à mentir, à propager des fausses nouvelles. Sans aucune vérification du vrai.

Conscient des conséquences de cette libération de la parole, 26 associations activistes anglosaxonnes très puissantes se sont regroupées pour publier un manifeste appelant les annonceurs publicitaires à  ne plus utiliser le support de Twitter parce que, disent-elles, une entreprise aurait tout à perdre à voir ses produits voisiner avec des messages de haine et  des fausses nouvelles. Elon Musk, qui ne fait pas mystère qu’il compte développer massivement la publicité  sur son réseau, eut beau jeu en réponse de dénoncer, derrière ces associations, ceux qui les financent, dont, dit-il,  les fondations que président et animent George Soros, Bill Clinton et Barack  Obama.

De fait, il est clair que  Twitter, sous le règne de Musk cessera d’être le grand média gratuit et universel  qu’il est aujourd’hui pour devenir un média commercial, où beaucoup devront payer pour  avoir le droit de s’y informer et celui d’y écrire .

Plus encore, bien des gens, et pas seulement parmi les dirigeants démocrates, voient  la main des Républicains derrière cette transaction, qui serait avant tout une manœuvre de politique intérieure américaine, pour mettre ce  très grand média planétaire au service des Républicains et de Donald Trump.

Et, même si cette opération ne se résume pas à cela, imagine-t-on ce que seront les États-Unis et le monde si, dans six mois, le Congrès devenait entièrement républicain, appuyé par un Twitter  mis à son service ? Imagine-t-on ensuite une élection présidentielle où ce réseau ferait campagne  ouvertement  pour le retour de Trump à la Maison Blanche ? Imagine-t-on ce   président, dominant de nouveau son réseau préféré, prenant en tout le contrepied de celui qui fut son successeur et son prédécesseur, retirant les troupes américaines d’Europe et laissant les Européens de l’Ouest seuls face à leurs voisins (comme c’était déjà son intention à la fin de son premier mandat)  ?

C’est tout cela qui se joue aujourd’hui derrière ce qui semble n’être qu’un épisode de Monopoly planétaire.

Que faire alors, en particulier en Europe ?

D’abord, rendre opérationnel au plus vite le DSA, cette régulation des réseaux qui, si elle est bien appliquée, devrait interdire à Tweeter de diffuser en Europe tous les mensonges qui ne seront plus censurés ailleurs. Encore faudrait-il que cette régulation dispose des moyens financiers, judiciaires et humains pour être efficace. On en est encore loin.

Ensuite, l’Europe devrait tout faire pour aider à créer d’autres réseaux de même nature, à les rendre aussi puissants et, simultanément, pour réclamer que Twitter, comme les autres grands réseaux, soient considérés comme  des biens publics mondiaux, ou au moins obéissent à des règles  mondiales.

Plus généralement, l’Europe devrait devenir le fer de lance d’une  bataille conduisant à mettre en place une gouvernance mondiale permettant de sortir de cette situation folle où une personne peut aisément trouver plus de 40 milliards pour jouer avec la démocratie, (et cela ne fait que commencer !) ; alors que personne ne peut trouver la même somme pour vacciner la planète contre des maladies contagieuses, lancer un grand programme de protection des océans,  planter les dizaines de milliards d’arbres qui absorberaient le CO2 émis, ou tant d’autres  problèmes, qui ne peuvent être que  traités que mondialement.

Tout cela devrait enfin  convaincre  que seul le niveau européen nous donne une petite chance de pouvoir nous protéger et contrattaquer ;  et faire reconnaitre à  tous  ceux qui croient (ou veulent faire croire aux autres) qu’un pays peut s’isoler du reste du monde qu’on ne peut le faire qu’en niant le réel. Et en en payant le prix.

j@attali.com