A ceux qui, aujourd’hui, doutent de la pertinence du projet européen, on peut apporter d’innombrables réponses : Les Européens sont plus forts économiquement ensemble que s’ils étaient divisés. Et ils seraient plus forts encore, militairement, s’ils avaient une armée commune.

A tous ces arguments, les eurosceptiques apportent diverses réponses : la plupart d’entre eux soutiennent que chaque pays européen pourrait faire aussi bien tout seul ; et que, de toute façon, au-delà même de l’économie et de la défense, seule compte, politiquement et culturellement, l’identité nationale ; c’est elle qu’il faut sauvegarder ; car, disent-ils, il n’existe aucune identité européenne. Quelques autres, plus rares, parmi les adversaires de l’Union Européenne d’aujourd’hui, tiennent maintenant un tout autre discours, disant qu’ils ne sont pas contre le projet européen, à condition qu’il serve à défendre l’identité européenne, en la protégeant de toute pénétration par des peuples, des religions, des cultures venus d’ailleurs.

On en vient alors à la question clé, qui va animer tous les débats politiques l’an prochain, qui porte sur la nature de l’identité européenne : Si elle existe, est-elle historique, géographique, religieuse, politique, ethnique ? Toutes ces dimensions méritent d’être étudiées, mais elles conduisent toutes à des impasses, ou à des choix arbitraires : où s’arrête la frontière de l’Europe ? Quelles religions sont dignes d’être considérées comme européennes ?

Seul, peut-être, l’art fournit une réponse convaincante à cette question : car il existe une identité artistique européenne. Une œuvre d’art européen se reconnait sans hésitation.

Elle n’est pas nécessairement l’œuvre d’un artiste européen, (parce que l’Europe a exporté sa vision du monde sur d’autres continents), ni issue d’un héritage européen, (parce que l’Europe a su intégrer dans sa conception de l’art des formes d’art venus d’ailleurs). L’identité de l’art européen vient justement de sa capacité, pratiquement unique dans le monde, à intégrer d’immenses cultures venues d’ailleurs, dans le temps et dans l’espace, à les transcender et à leur donner une nouvelle forme.

Dans le temps : l’art européen est l’héritier de la statuaire, du drame et de la poésie grecque, du récit biblique, de la statuaire, du drame et de la poésie latines, des icônes orthodoxes, des récits gaéliques, germains, nordiques, de l’architecture romane puis gothique, de la peinture religieuse chrétienne, et de tout ce qui suivit, jusqu’à aujourd’hui. Sans jamais se couper de son passé, ni tenter de l’oublier.

Dans l’espace : elle a toujours été très ouvert aux influences venues d’ailleurs : on trouve, dès la période grecque, des influences égyptiennes, perses, indiennes. Et très vite ensuite, des influences chinoises, arabes, africaines, puis amérindiennes. Et aujourd’hui, l’art européen, plus qu’aucun autre, reçoit, admet, transforme, tout ce qui vient de partout ailleurs.

On ne retrouve cette capacité de son nourrir de son passé et de ses voisins que dans très peu d’autres cultures. En particulier, on le trouve aux Etats-Unis, au Canada et au Brésil, trois cultures qui sont, de fait, très largement, des utopies européennes plus ou moins réussies. Par contre, on ne le trouve pratiquement dans aucune autre culture, ni d’Asie, ni d’Afrique, ni d’Amérique, ni d’Océanie, qui sont pour la plupart restées jusque très récemment fermées au reste du monde, et même à leur propre passé, dont ils ont voulu faire table rase, de dynastie en dynastie.

Ainsi se révèle, par l’art, l’identité européenne : être assez sûr de soi pour ne pas avoir peur de se nourrir de ce qui vient d’ailleurs. Il ne faudra pas l’oublier.

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