QUAND une civilisation s’interroge sur le sens de l’Histoire, c’est qu’elle est proche du déclin. A la fin du second siècle à Rome, à la fin du XIXe siècle en Grande-Bretagne, comme aujourd’hui dans tout l’Occident, l’idée de progrès a été ou est remise en cause ; des dizaines de textes paraissaient avec un titre commençant par « La fin de… ». Tout se passe comme si l’empire dominant, gavé de réussite et de pouvoir, espérait discréditer les valeurs auxquelles il n’a plus accès et entraîner le monde neuf, qui s’apprête à prendre le relais, dans son propre naufrage. Un débat comme celui-là n’aurait pas sa place dans un journal chinois ou indien ou même africain : ces peuples ont trop de bienfaits évidents à attendre du progrès pour le mettre en doute, même s’ils en discutent, à juste titre, la distribution et la conduite.

Le déclin relatif de l’Occident est une évidence du siècle prochain. Sa part dans la population mondiale, dans la richesse mondiale, dans les innovations, ne peut que diminuer. Mais un déclin relatif n’est pas nécessairement un déclin absolu, tout au contraire. Et l’humanité tout entière a tout à gagner au décollage économique de l’Asie. Après une période d’ajustement, la croissance du Sud sera le moteur de celle du Nord. La réussite des autres n’est pas nécessairement le signe annonciateur de notre défaite.

En Occident, depuis quelques siècles, le débat sur le progrès est pourtant posé en termes très réducteurs : on avance, on recule ou on stagne. Tout se passe le long d’une ligne droite ; il n’y a pas d’autres choix possibles. Descartes le premier utilisa cette métaphore, quand il expliqua dans ses Méditations que l’homme ne doit pas accepter d’errer dans une forêt et que la seule façon d’en sortir est d’avancer en ligne droite, sans s’occuper des obstacles : on trouvera bien une clairière. Cette réflexion a marqué toute la société industrielle. Hegel, Marx, Tocqueville n’ont fait que reprendre cette métaphore à leur compte, ne se disputant que sur le sens et la vitesse du mouvement du progrès dans l’Histoire.

Au XXIe siècle, le nazisme et le communisme ont démontré, selon certains, que l’homme n’avance pas ; pour d’autres, leur défaite a été le signe de l’irréversible marche en avant du progrès ; pour d’autres encore elle a signifié l’arrêt de l’Histoire, par la victoire définitive et indépassable du marché et de la démocratie. En réalité, cette représentation est trompeuse et naïve. Elle ne permet en rien de rendre compte de la complexité du devenir des sociétés humaines. L’Histoire n’avance ni ne recule ; elle ne se promène pas le long d’une ligne droite. Sinon sur le fil tendu d’un funambule.

Depuis le commencement du monde, l’humanité va en effet à la fois vers plus de bien et plus de mal. Elle avance et recule à la fois. Pour ne regarder que ce qui se jouera dans les cinquante prochaines années, on peut citer mille exemples de cette simultanéité : l’espérance de vie augmentera aussi vite que les moyens de tuer ; l’agriculture progressera et la famine menacera au moins le tiers d’une humanité dépassant les dix milliards de personnes ; la globalisation des marchés accentuera la solidarité planétaire alors que la recherche d’identité multipliera le nombre d’Etats-nations qui, au rythme actuel, dépassera les deux mille. Les moyens de communication, d’apprentissage et de distraction seront infiniment plus puissants qu’aujourd’hui et en même temps jamais la solitude n’aura touché autant de gens perdus dans l’enfer des villes, sans famille ni tribus.

Depuis le commencement du monde, l’humanité va à la fois vers plus de bien et plus de mal. Elle avance et recule à la fois

Dans un tel chaos, l’humanité connaîtra des progrès de plus en plus bienfaisants en même temps que des barbaries sans cesse plus dévastatrices. Et s’il fallait une représentation graphique de ces phénomènes, on pourrait dire que l’Histoire oscille autour d’une ligne droite, avec des amplitudes croissantes, jusqu’au jour où l’excès du Mal sera tel qu’il deviendra irréversible et que l’oscillation se transformera en fin du monde.

Encore l’image de l’oscillation est-elle trop sommaire pour rendre compte de ce qui nous attend, car elle reste liée à celle de la ligne droite. Pour éclairer ce que je crois discerner de l’Histoire à venir et de sa complexité, il me semble qu’il faudrait plutôt la comparer à un labyrinthe : le voyageur y avancera quand il croira reculer ; il se perdra quand il croira toucher du doigt le but ; deux points qui lui paraîtront très proches l’un de l’autre seront en fait très éloignés ; avancer ou reculer y sont des concepts vides de sens. C’est donc à une tout autre géométrie de l’Histoire qu’il faut se préparer.

C’est aussi à une tout autre philosophie : dans un labyrinthe, reculer peut être progresser, se perdre est un moyen d’apprendre.

Là est un des secrets de notre avenir. Dans l’univers incroyablement complexe, enchevêtré, interdépendant, paradoxal, qui s’installe, fait d’une mosaïque de réseaux et d’un déluge de signes, seul l’homme qui se souviendra de ses erreurs, qui gardera en mémoire ses barbaries, aura une chance de ne pas se perdre. Seul il progressera vers l’idée qu’il se fait du Bien, s’il est capable de s’en faire une. Le capitalisme ne l’y prépare pas qui se nourrit d’amnésie. Et les sociétés qui se contenteront de mimer la conception occidentale du progrès définie aux siècles du triomphe industriel y perdront leur âme.

Le pronostic est alors assez facile à faire. Ne survivront que les civilisations assez mobiles pour ne pas se laisser aller à la déception d’un échec et pour chercher des moyens d’échapper à leurs impasses ; mais aussi qui auront assez de mémoire pour se souvenir de l’horreur et nourrir un rêve intérieur, pour rêver le beau. A elles, l’Histoire promet encore d’innombrables sourires, d’infinies découvertes et de superbes jubilations.