Si l’on suivait ce qu’enseignent les théories économiques conventionnelles, le marché devrait créer un équilibre entre l’offre et la demande, satisfaisant pour l’un et l’autre ; et le progrès technique devrait aider à ce qu’il en soit ainsi. C’est oublier un mot essentiel dans ce raisonnement : il faut que la demande soit solvable pour qu’elle soit prise en compte dans la recherche de cet équilibre. Une demande qui vient de gens qui n’ont pas les moyens de la satisfaire, soit par leur revenu, soit par leur vote, ne compte pas.

Ainsi le marché néglige de produire ce qui est le plus utile aux plus démunis, mais aussi ce qui pourrait être utile aux générations futures, qui n’ont pas, aujourd’hui de pouvoir d’achat.

De même, l’Etat n’incite pas à la production, par lui ou par le marché, de ce qui peut être nécessaire aux électeurs les plus pauvres, dont le pouvoir d’influence sur le vote est en général, pour mille et une raisons (l’idéologie dominante, la propagande, la puissance des lobbys) très inférieur à leur nombre. Et il le fait moins encore pour les générations futures, qui n’ont pas de droit de vote.

C’est particulièrement vrai en matière d’innovations : que d’innovations dérisoires inondent le marché, consomment des quantités folles d’énergies fossiles, sont transportées à travers la planète entière, sans aucune utilité réelle.

Ainsi, par exemple, des vêtements, avec des nouveautés produites chaque semaine par milliers sans rien apporter à personne sinon des gaspillages et l’exploitation des enfants qui les produisent, sans pouvoir aller à l’école.

Ainsi aussi de la nourriture, avec des produits plus sucrés et gras les uns que les autres, rivalisant par leurs emballages et leurs mélanges, n’apportant que poisons à leurs consommateurs, et ruinant les producteurs des matières premières qu’ils utilisent .

Ainsi de mille et une applications sur internet, de jeux vidéo, de drogues virtuelles de plus en plus dévastatrices.

Alors que, dans bien des domaines, bien des innovations importantes ont été retardées parce qu’elles réduisaient des sources de profit ; et rien n’est fait pour améliorer la vie concrète des gens quand ce n’est pas rentable par ailleurs :

Par exemple, rien n’est fait, dans les usines ou les chantiers, pour réduire la pénibilité du travail, sauf si son automatisation améliore la rentabilité du capital et réduit les besoins en personnel.

Rien n’est fait non plus par les banques pour offrir à leurs clients une application simple qui permettrait à chacun de connaître ses dépenses et ses revenus annuels, et d’être prévenu en cas de déficit. A croire que les banques vivent des erreurs de leurs clients.

Rien non plus n’est fait pour aider chacun à connaitre la quantité de gaz à effet de serre que chacun produit, directement ou indirectement.

Rien n’est fait non plus pour aider les handicapés à travers le monde à disposer des prothèses dont ils auraient besoin, mais qu’ils ne peuvent acheter.

Pourtant, tout cela serait faisable. On pourrait par exemple, imaginer et mettre en œuvre des techniques de production agricole, d’abattage des animaux, de production industrielle, de construction de bâtiments, de travaux publics, de voirie, d’emballages, beaucoup plus économes des efforts des employés, beaucoup moins ennuyeuses, beaucoup moins usantes. Les entreprises prétendent qu’elles le font. C’est loin d’être le cas : nul n’y travaille s’il n’existe pas de demande solvable pour cela. Ou si le politique ne l’exige pas.

On peut le regretter ; mais pas s’en contenter.

Pour le changer, il faut d’abord pousser la recherche fondamentale à investiguer dans ces directions trop négligées : il y a dans le monde beaucoup moins de laboratoires de recherches spécialisés dans la fatigue au travail, dans l’éducation financière ou dans la mesure de l’empreinte écologique personnalisée qu’il n’y en a pour étudier de nouveaux usage des combustibles fossiles, ou des sucres artificiels. De fait, la recherche fondamentale est de plus en plus influencée par les exigences des entreprises privées, qui jouent un rôle croissant dans son financement.

Il faut aussi rendre solvable ce qui ne l’est pas. Par exemple, les banques pourraient être incitées, fiscalement ou réglementairement, à mettre gratuitement des logiciels de gestion financière personnelle à la disposition de chacun de  leurs clients. Et les entreprises industrielles devraient être, fiscalement ou réglementairement, incitées à tout faire pour réduire la pénibilité du travail de leurs employés.

On pourrait enfin permettre à chacun de disposer d’une analyse fine de ce qu’il fait de son temps. Ce serait sans doute une véritable révélation, pour beaucoup, qui changerait le cours de bien des vies.

j@attali.com

Peinture : Fernand Léger, Les Constructeurs, 1952