L’utopie n’est pas impossible. Elle est même la seule voie réaliste qui nous reste. De fait, il faut refuser le discours permanent, lancinant, se posant comme une évidence indiscutable, qui oppose production et climat, abondance et justice sociale, efficacité économique et réduction des inégalités, emplois et protection de la nature. Selon cette vision du monde, on serait tenu de choisir : si on veut de la croissance et des emplois, il faut accepter que le climat se dégrade ; et, à l’inverse, si on veut protéger le climat, il faut se résigner à réduire le niveau de vie de chacun et de tous. De même, disent-ils : si on veut réduire les inégalités, il faudrait taxer les plus riches, ce qui nuirait tragiquement à la croissance économique ; autrement dit, répètent-ils une société efficace ne peut pas être juste.

Il faudrait donc choisir entre protection du climat et emploi, justice sociale et abondance matérielle ; et on aurait le choix entre un monde en croissance, fournissant des emplois à tous, mais gravement inégalitaire et détruisant son environnement ; ou une société égalitaire, protégeant l’environnement, mais où décroîtrait le niveau de vie de tous.

Si cela était vrai, il faudrait renoncer tout de suite à tenter de maîtriser la dérive du climat, parce qu’on ne pourra pas empêcher l’Inde, la Chine, l’Afrique, l’Amérique Latine, de vouloir avoir le même niveau de vie que les pays les plus riches du Nord. Et pour la même raison, il faudrait renoncer à réduire les inégalités, parce que personne, dans les pays émergents ne renoncera à une société de croissance. Autrement dit, on serait condamné à détruire l’environnement, à aggraver les inégalités, au nom de la croissance, sans se rendre compte que cette trajectoire détruit à terme la raison d’être même de la croissance c’est-à-dire l’amélioration du bien-être.

On pourrait tenir le même raisonnement pour bien d’autres domaines ; et c’est cette dictature des fausses évidences qui nous fait nous résigner à voir s’infiltrer partout la drogue et la violence, et s’effondrer la civilité et l’obéissance aux règles de droit.

Et pourtant, tout cela n’est pas inévitable.

Il faut commencer par affirmer, et par démontrer qu’on peut produire plus en utilisant moins d’énergie, donc en étant moins nuisible à notre environnement et au climat. (C’est déjà le cas dans de nombreux pays, où la production marchande augmente plus vite que la consommation d’énergie).  On peut aussi démontrer qu’une société plus égalitaire n’est pas nécessairement contraire à l’intérêt des entreprises et à l’efficacité économique ; et qu’une distribution des profits à parts égales entre les salariés et les actionnaires, une plus grande mobilité sociale par l’école, un impôt significatif sur les successions n’ont aucune raison, ni en théorie ni en pratique, (comme le montre la pratique de quelques pays d’Europe du Nord) de nuire à la dynamique de l’investissement, ni à la croissance d’une firme. Ceux qui affirment le contraire sont dans un pur discours idéologique.

Une société en croissance socialement juste, écologiquement durable, et démocratiquement viable peut donc exister : il faut pour cela avoir le courage de réorienter la production en éliminant à marche forcée tout ce qui utilise de l’énergie fossile et du sucre artificiel ; cela ne réduirait pas la croissance car on aurait plus de consommateurs pour des biens vitaux (éducation, santé, alimentation saine, média) et moins pour des biens suicidaires (telle que ceux de la mobilité fossile et de la fast fashion). De même, on pourrait décider que, dans une telle nation, les 5% les plus riches n’auraient pas un revenu plus de 50 (ce qui paraîtra énorme à beaucoup et naïvement dérisoire à certains) fois supérieur à celui des 5% des salariés les moins rémunérés.

Un tel modèle pourrait d’autant mieux fonctionner qu’on pourrait l’installer sur un marché aussi vaste possible. Il suppose des mutations énormes dans l’appareil de production, dans les systèmes de formation, dans les modes de financement, dans la fiscalité ; elles ne sont pas impossibles, elles sont urgentes. Les Etats-Unis ne le feront pas ; ils sont trop pris dans leurs querelles immédiates et tenus par de pouvoirs toxiques. La Chine le voudra peut-être un jour, mais son système politique totalitaire explosera avant qu’elle ne réussisse à le mettre en place. Reste l’Europe : ne serait-ce pas pour elle un très grand projet, que de démontrer qu’un tel modèle, vivable pour les deux siècles à venir, est possible ? C’est une question de volonté.

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Image : Illustration de L’Utopie de Thomas More (1516)