En France, presque tous les dirigeants politiques se résignent aujourd’hui, en public ou en privé, à pronostiquer l’élection de Marine Le Pen en 2027. Quelques-uns se rassurent en espérant que le parti de l’extrême droite ne gagnera pas les législatives qui suivront.  C’est oublier que, comme l’a fixé la jurisprudence de la cohabitation, Marine Le Pen présiderait les conseils de défense, dont on a vu l’usage qu’en a fait l’actuel président en politique intérieure ; elle pourrait décider des soutiens militaires à apporter ou à retirer à tel ou tel pays d’Afrique ou d’Europe ; elle présiderait la délégation française aux Conseils Européen, aux G7, aux G20, aux COP, à l’OTAN, à l’Assemblée générale des Nations Unies ; elle serait ainsi en situation d’imposer l’essentiel de sa politique étrangère, et en particulier en  matière européenne, si profondément imbriquée dans la politique intérieure.

Et comme trop souvent, face à un danger, on joue à l’autruche : on préfère ne pas en parler, ne pas analyser vraiment les raisons de cette quasi-évidence :

D’abord, les dirigeants de l’extrême droite simulent très habilement leur nouveau rôle de notables : on n’entend plus, ou presque, de discours ouvertement raciste, ni d’opposition à l’Europe, ni de discours pro-poutine, ou hostile au soutien à l’Ukraine ; ni même de discours ouvertement hostile à l’Islam.

Ensuite, et peut-être surtout, l’extrême droite bénéficie d’une gauche à la dérive, incapable de proposer un véritable programme de gouvernement utile aux classes défavorisées ; ni de camoufler les indulgences pros-islamistes et antisémites de nombre de ses dirigeants (qu’ils pourraient pourtant aisément masquer en une légitime défense des droits des citoyens musulmans, et en une critique, compréhensible, de la politique du gouvernement israélien) .

Ensuite encore, l’idée se répand qu’on a vraiment tout essayé, et qu’il faut donner sa chance à la seule candidate qui n’a pas pu encore mettre en œuvre ses propositions.

Enfin, certains problèmes de la société française trouvent des réponses faciles dans l’idéologie de l’extrême droite : le déclin relatif du pays et en particulier de vastes régions en déshérence, la perte de souveraineté  face à la montée des pouvoirs européens, mondiaux, la prolétarisation des classes moyennes, l’arrivée en masse, réelle ou fantasmée, de migrants, par mer ou par la terre, les développements, plus ou moins contrôlées, de pratiques non conformes à la laïcité, dans les rues, les piscines et les lieux publics, et la ruine de l’environnement, analysée comme une remise en cause de l’identité française.

Si l’on ne veut pas que cette dérive encore largement imaginaire, devienne irréversible, les partis de gouvernement doivent affronter clairement ces problèmes :

Il serait d’abord urgent de débattre de l’immigration, de l’intégration, de la défense de la laïcité ; en particulier de la politique très restrictive, menée par des partis de gauche comme du centre au Danemark, qui y a fait reculer les partis d’extrême droite (1). Il faudrait aussi ne pas laisser à ce parti la défense du niveau de vie des classes moyennes, la revitalisation des sous-préfectures, la protection de fonctionnaires contre toutes les formes d’intimidation, la promotion de l’usage du français, comme langue unique de communication de la collectivité nationale, la défense des intérêts français dans la nécessaire progression de l’intégration européenne.

Il faut aussi dénoncer les fantasmes sur le grand remplacement, débattre frontalement de la folle posture géopolitique de ce parti, en particulier face aux dirigeants populistes ; et montrer comment la mise en œuvre de leur programme conduirait inéluctablement, malgré leur discours, à la sortie de la France de l’euro, ce qui ne ferait qu’aggraver dramatiquement la situation de ceux qu’ils prétendent défendre, en particulier les classes moyennes et les régions en déshérence.

Enfin, il faut organiser une véritable mobilisation du pays autour des enjeux de la réindustrialisation par la croissance des seuls secteurs de l’économie de la vie (santé, éducation, hygiène, prévention, énergies durables, démocratie, recherche, sécurité, culture). Ce qui suppose que les partis de gouvernement entament de vraies réflexions idéologiques et programmatiques.

Faudrait-il en arriver à ce que les partis de gouvernement doivent se résigner à reprendre à leur compte certaines propositions de l’extrême droite ? Pour l’éviter, il est très urgent d’en débattre.

(1) Voir la remarquable étude de la Fondapol, de Janvier 2023

j@attali.com

Tableau : Emile Friant, La discussion politique, 1889