Bien des choses menacent le monde, d’une façon terrible, sans qu’on dispose de réponses crédibles : certaines maladies sont encore sans remède ; certaines souffrances morales sont hors de portée. Et personne ne sait vraiment comment donner du sens au chagrin et à la mort.

Il existe pourtant, pour certains des terribles dangers qui menacent l’humanité comme chacun de nous, des réponses, qu’il ne dépend que de nous de mettre en œuvre. Et pourtant, on ne le fait pas. On se vante même de ne pas le faire.

On sait, par exemple, que de très nombreux cancers sont provoqués et aggravés par la consommation de cigarettes. Pourtant, chacun de nous continue soit à en consommer soit à défendre le droit des autres d’en consommer, en oubliant qu’on peut mourir du tabac fumé par d’autres. Les gouvernements continuent d’autoriser la commercialisation de ce poison, tout heureux des recettes fiscales qu’il leur rapporte, et pour ne pas fâcher ceux qui en tire des profits ou des salaires. Il n’est pas simple de décider, pour soi-même, de cesser de fumer et, par cohérence, d’interdire collectivement qu’on en fasse le commerce. Il serait donc urgent d’aider ceux qui ne peuvent le faire seuls à y parvenir.

On sait aussi que le sucre artificiel est un poison, mortel à tous les âges. On sait qu’il est une drogue, aussi addictive que la cocaïne. On sait que le diabète tue de plus en plus ceux, de plus en plus nombreux, qui en consomment trop, ; on sait qu’on a assez de sucre pour vivre dans les fruits et les légumes. Et pourtant, on consomme de plus en plus de ces sucres artificiels dans des sodas, des bonbons, des gâteaux, de mauvais chocolats, et toutes sortes de plats tout préparés dans lesquels ce faux sucre aide à masquer l’horrible goût d’horribles ingrédients.

On sait aussi que la consommation de viande est un poison, pour soi et pour les autres. On sait en particulier que la viande rouge est un facteur de cancer, qu’elle ne contient rien d’irremplaçable. On sait que, pour la produire il faut dix fois, cent fois, plus d’eau que pour produire la même quantité de calories fournies par des végétaux. On sait que l’eau est la source rare et précieuse de la vie, et que si tout le monde consommait autant d’animaux que les Américains ou les Européens, l’humanité manquerait d’eau douce avant trente ans. On sait encore que les animaux d’élevage représentent plus du cinquième des émissions de gaz à effet de serre. On sait aussi que rien n’est un poison plus mortel que les produits transformés qui n’ont de viande que le nom. On sait enfin que rien n’est plus indigne que la souffrance animale imposée dans ces usines de mort, qui ne pourraient que se multiplier si l’humanité toute entière rejoint le mode de vie occidental.

Et que, au total, si l’humanité était entièrement végétarienne une grande partie des enjeux du climat et de l’obésité seraient réglés.

On sait tout cela, et pourtant, on ne fait rien. Ou presque. On n’interdit aucun de ces trois produits, qu’on sait mortel. On n’encourage personne à ne plus les consommer. On n’aide personne à échapper à ces mortelles addictions. On ne fait rien non plus pour préparer ceux qui vivent de ces productions à se préparer à l’inévitable mutation de leurs activités. On continue à subir la dictature des firmes qui les produisent, des lobbys qui aveuglent ceux qui en vivent, et des propagandes qui poussent les consommateurs à ne pas tenir compte des avertissements qu’on leur adresse. On ne crée pas les conditions pour qu’une nourriture saine soit accessible à tous, dans les cantines, les restaurants d’entreprise et les réseaux de distribution.

On prépare ainsi de multiples catastrophes : des maladies ; des pollutions, des manques, des secousses politiques.

Et pourtant, il serait possible de tirer profit de ces dangers pour aller vers un monde magnifique Il faudra pour y parvenir que chacun accepte de consacrer plus de ressources à ce qui donne la vie qu’à ce qui tue.

Se priver progressivement de tabac, de sucre artificiel et de viande, au moins bovine et porcine, n’est pas seulement un impératif de santé publique. C’est la condition d’une vie plus heureuse et libre pour tous. Même, et surtout, ceux qui en vivent aujourd’hui y trouveront des compensations exceptionnelles.

Par exemple, les paysans auront un rôle infiniment plus important et valorisant quand il leur faudra nourrir sans polluer les dix milliards d’habitants de la planète. Même les éleveurs pourront utiliser autrement leurs immenses savoir-faire, pour bâtir les forets qui nous manquent et produire les fruits et les légumes permettant de remplacer ces trois poisons et de redonner vie à des territoires abandonnés.

Il ne s’agit là rien moins que d’un changement de civilisation, aux infinies conséquences, philosophiques, politiques et culturelles. Enthousiasmant.

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