Parmi toutes les bêtises que répandent les spécialistes autoproclamés de l’intelligence artificielle, il en est plusieurs particulièrement intolérables, qui prétendent que l’humanité va se diviser en deux catégories : l’une regroupant ceux qui seront les maîtres de ces technologies et l’autre ceux qui en seront exclus ; deux catégories que certains de ces gourous répartissent selon un critère aussi discutable que le QI, (qui, osent-ils prétendre, déterminerait même le niveau d’études et le niveau social). Pour eux, le destin de chacun est déterminé par cette mesure sommaire, génétique, et à laquelle nul ne pourrait échapper.

Naturellement, il n’en est rien. Par contre, il est exact que ces technologies vont permettre de prédire d’une façon crédible certaines dimensions du destin de chacun : Dans dix ans au plus tard, on commencera à pouvoir connaître, avant même sa naissance, les probabilités, pour chaque nouveau-né d’être atteint un jour de telle et telle maladie, et même de la date probable et de la cause de la mort de chaque être humain. On ne saura rien de sa créativité et de son intelligence, mais tout de son destin physique, qui dépendra de ce que nous dira la génétique, les données sociales, écologiques, et familiales de chaque personne, et les corrélations que la gestion massive de ces données permettra de déduire. Naturellement, cela ne se résume pas à la génétique ni même à l’épigénétique, mais intègre d’innombrables autres paramètres. Et cela ne constituera qu’un résultat statistique qui n’exclura pas qu’on pourra mourir de tout autre chose, ou que telle maladie aujourd’hui incurable ne le sera plus.

Qu’en fera-t-on ? Le dira-t-on aux parents à la naissance de leurs enfants ? Chacun pourra-t-il exiger de le savoir pour lui-même, même si les maladies qui vont probablement s’abattre sur lui sont encore incurables ? Chacun pourra-t-il le savoir pour son partenaire sentimental ? Pour ses enfants ? Un employeur pourra-t-il exiger de le savoir avant d’engager quelqu’un ? L’Etat aura-t-il connaissance de ces données ? Pourra-t-il les traiter individuellement pour chaque citoyen ? Pourra-t-il les agréger ? En tiendra-t-il compte dans ses prévisions de dépenses de santé ? Les entreprises pharmaceutiques y auront-elles aussi accès, pour concentrer leurs recherches sur les marchés les plus prometteurs ? Les compagnies d’assurance et les banques auront-elles les moyens de les connaître et de s’en servir pour fixer les primes d’assurances de chacun ? Si tel est le cas, comment pourra-t-on maintenir une mutualisation des risques, et une solidarité entre les citoyens d’un même pays ?

De toutes ces questions, il faut débattre. Et vite. Car, très bientôt, ces technologies commenceront à être disponibles.

Le premier, l’Etat chinois aura accès à ces données ; il n’en donnera pas l’accès aux citoyens, qui, pour certains, le réclameront, ni aux compagnies d’assurances, qui développeront des moyens privés pour l’exiger de leurs assurés.

Dans les démocraties, les plus grandes entreprises privées (qui regrouperont réseaux sociaux, gestionnaires de données, assureurs et firmes pharmaceutiques) se constitueront ce genre de banque de données. Les gens se diviseront entre ceux qui voudront savoir, et ceux qui le refuseront ; et ceux qui refuseront seront confrontés à ceux de leurs parents qui sauront et qui pourront leur dire qu’ils partagent les mêmes risques génétiques.

Dans moins de cinquante ans, sans doute, chacun saura, même s’il ne le veut pas, ce qu’il lui faudrait faire pour vivre le plus longtemps possible.

Quelles sociétés en découleront ?

Il est vraisemblable qu’une fois de plus, l’humanité choisira de ne pas voir, de faire l’autruche, et qu’elle plonge, plus encore qu’aujourd’hui, dans toutes les formes les plus extrêmes du divertissement, qu’offrent les drogues les plus folles, ou les promesses les plus insensées de résurrection ou de vie éternelle.

A moins que naissent des sociétés plus lucides, où la mort sera un sujet moins tabou qu’elle ne l’est aujourd’hui, où on en parlera dès l’enfance (n’est-il pas étrange que la mort et comment s’y préparer, ne soit enseignée dans aucun cours dans aucune classe dans aucun pays ?). Où on aura plus envie de faire en sorte de penser à long terme à son destin, et à la façon dont il est influencé par celui des autres, et par celui de la planète : quand on aura réalisé qu’on peut soi-même mourir de la pollution de l’air, ou d’une canicule, on s’en occupera sérieusement.

Pourrait-on, pour une fois, parler d’un sujet grave avant qu’il ne s’impose à nous ? Cela redonnerait un sens magnifique à la politique.

j@attali.com