De tous les facteurs qui expliquent le malaise des Français, et qui peuvent créer les conditions d’une nouvelle explosion sociale à tout moment, sur n’importe quel prétexte, bien plus forte que les précédentes, il en est un qui, à mon sens, domine tous les autres : l’absence de mobilité sociale.

On peut la constater, selon mille critères : une étude PISA établit que la France demeure le pays de l’OCDE où le revenu des parents détermine le plus fortement la réussite scolaire des enfants. La probabilité pour un enfant d’ouvrier ou de paysan d’être admis dans une grande école est non seulement très faible, mais plus faible qu’il y a trente ans. Les plus riches, mieux informés que les autres, peuvent emprunter à bas taux pour investir dans des projets immobiliers ou financiers qui leurs sont réservés et deviennent plus riches encore.

Au total, en France, l’entre-soi des élites du pouvoir, et de l’argent, est plus fermé que jamais.

Les conséquences politiques en sont, et seront considérables, et dans tous les domaines.

Le peuple pense que les riches s’en sortiront toujours, y compris de la crise de l’hôpital, ou de la crise écologique, mais que, eux et leurs enfants, en souffriront et auront à payer beaucoup plus d’impôts pour obtenir ce que d’autres ont et auront à moindre coût. Et le pessimisme du peuple, si propre à la France, découle de ce que chacun pense que leurs enfants vivront moins bien qu’eux.

Le refus des partis de gouvernement en est une autre conséquence. Les gouvernements et les parlements ont beau réduire les inégalités par la fiscalité (et la France le fait bien plus que d’autres), cela n’agit en rien sur la faculté des enfants et petits-enfants des classes populaires à réussir. Les électeurs s’éloignent alors des partis qui n’ont pas su y répondre puis s’efforcent d’écarter du pouvoir tous ceux qui, de près ou de loin, leur rappelle cette domination par une élite fermée.

La crispation identitaire en est une autre conséquence : si on ne peut plus espérer échapper à sa détermination sociale par la méritocratie, alors on s’enferme d’autant plus volontiers dans sa culture, dans son milieu. Si on ne peut espérer de nouvelles relations, on approfondit et on valorise celle qu’on a. On devient alors d’autant plus ouvert aux idées extrêmes.

Au total, il n’est pas exclu qu’un nouveau dégagisme se profile à l’horizon. Il sera moins soft que celui de 2017, (comme la Convention et la Terreur incarnèrent un dégagisme beaucoup plus « hard » que la Constituante et la Législative avant eux).

C’est sans doute un des pires reproches qu’on peut faire aux dirigeants des 25 dernières années que d’avoir négligé cette fermeture croissante des élites, de ne pas avoir agi, et d’avoir laissé s’installer une telle désespérance.

Aujourd’hui, il est devenu très difficile de changer cela. A moins d’entreprendre des actions de très long terme, qui ne paieront pas avant au moins 15 ans. En faisant de la mobilité sociale le point central de l’action politique.

Il faudra pour cela agir sur bien des leviers : D’abord, nommer explicitement ceux qui sont défavorisés, venant des quartiers ou des territoires oubliés, et accepter de faire en leur faveur de la discrimination positive, comme on le fait, à juste titre, pour les femmes.
Ensuite, consacrer beaucoup plus de moyens à l’enseignement préscolaire, primaire et secondaire des enfants de ces milieux ; et agir sur l’urbanisme, la fiscalité, la formation permanente, l’aide à la création d’entreprise, l’accès à la santé, au logement, à l’emploi, en ayant en tête ce critère. Et naturellement, agir très radicalement pour protéger notre environnement, et notre climat, si on veut qu’existe un monde vivable pour ces générations futures.

Le pouvoir qui osera faire tout cela se heurtera à l’hostilité immédiate des classes dirigeantes actuelles, sans gagner le soutien de ceux qui en bénéficieront à long terme. Il n’empêche. Il faut le faire. Au plus vite. Pour sauver notre bien le plus précieux, la démocratie.

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