S’il est un point constant dans ce que j’annonce et dénonce dans mes recherches depuis plus de quarante ans, c’est l’artificialisation du vivant. Le moment est venu d’en prendre enfin conscience, et de réagir, si on veut éviter le pire, et aller vers le meilleur.

L’artificialisation du vivant est dans la nature même de la dynamique de l’activité humaine : depuis que l’homme a inventé le levier, il tente de faire faire par des machines, avec moins d’effort que par lui-même, les tâches les plus diverses. D’abord les tâches exigeant des efforts physiques, puis celles exigeant des efforts intellectuels. En agissant ainsi, il transforme des services en artefacts, puis en produit industriel ; et il artificialise la vie : d’abord la nature, en passant de la cueillette à l’agriculture, puis les sols, en inventant la société urbaine. Puis il se donne à des outils qui complètent ses ressources énergétiques personnelles : des moyens naturels avec le cheval, puis artificiels avec la machine à vapeur, le moteur à explosion, l’électricité. Il invente ainsi des prothèses diverses qui démultiplient et remplacent des services par des objets : les services des diligences par le train et l’automobile ; ceux des lavandières, et des femmes retenues à la maison par la machine à laver et autres équipements ménagers. Puis les services des conteurs par le livre, le cinéma, la télévision, la vidéo. Ceux des musiciens avec les gramophones, et ce qui suivit.

L’avènement de l’ordinateur individuel, du téléphone mobile (et d’internet qui les relie) s’inscrit naturellement dans cette évolution, comme une prolongation de cette démultiplication des activités humaines par des prothèses. Et c’est très bien ainsi.

D’autres prothèses viennent et viendront encore, pour compléter et remplacer d’autres services, ceux de la santé et l’éducation. Puis viennent et viendront d’autres artefacts encore, pour surveiller, contrôler, intérioriser l’application de normes de comportements, civiques, éthiques, par les citoyens.

Cette artificialisation des activités physiques et intellectuelles de l’homme était parfaitement prévisible, et prévue : un artefact rapporte plus de revenu, et il est susceptible de plus de progrès de productivité qu’un service. Aussi, le basculement du service vers l’artefact était-il, depuis le début, dans la nature même de l’économie de marché et de la société industrielle qui en découle.

Il n’était donc pas difficile de prévoir que, si l’économie de marché ne se voyait pas imposée de limite, tout serait un jour artificialisé. Pas seulement ce qui est si utile à la libération des efforts des hommes et des femmes, mais aussi la nature, le corps et l’esprit humain. De fait, déjà, pour artificialiser les objets, on artificialise aussi la nature, on la détruit, provoquant l’essentiel des dérèglements climatiques, des pollutions, des déchets que nous connaissons aujourd’hui.

De plus cette obsession de l’artificialisation conduit à négliger les services rendus par des gens à des gens. Les services d’assistance, de compassion, d’enseignement, de soin. Si essentiels et manquant aujourd’hui. Et rendus plus essentiels encore par la solitude que provoque l’artificialisation du monde.

Enfin, cette artificialisation renvoie à l’illusion suprême : un artefact n’est pas mortel, alors qu’un être humain l’est. Devenir un artefact, serait devenir immortel. Terrible illusion, dont il faut sortir.

Le plus grand débat d’aujourd’hui, celui qu’on reporte sans cesse, c’est donc celui de savoir où placer la frontière entre ce qui doit rester du domaine du vivant, et ce qui peut encore basculer dans le domaine de l’artefact. Ce n’est plus un débat théorique. C’est une question cruellement pratique.

Si on ne dresse pas au plus vite cette frontière, si on continue l’artificialisation du vivant, celui-ci se défendra en faisant disparaître l’espèce animale qui le menace, l’espèce humaine. Et la vie reprendra ses droits sur la Terre. Sans nous.

Si on place intelligemment cette frontière, en sanctuarisant ce qui fait le propre de l’homme, on pourra lucidement réorienter les financements vers les services rendus par des hommes à des hommes et au reste du vivant.
Cela fait plus de quarante ans que ce débat est posé. Plus de quarante ans qu’on reporte le moment de s’en saisir. On n’est pas très loin du dernier moment.

j@attali.com