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Mille explications ont été proposées à l’abstention massive des électeurs aux dernières élections régionales en France. On a parlé de bugs dans la distribution des professions de foi ; d’une campagne indigente ; de candidats obscurs ; de combinaisons politiciennes des partis ; de débats vociférant ; et de citoyens désespérés, surtout parmi les plus fragiles et n’attendant plus rien de la politique.

A mon sens, on manque ainsi l’explication essentielle, la plus simple, et la plus éclairante : les Français n’ont pas eu envie d’aller voter pour élire des dirigeants de collectivités dont ils ne connaissent pas les responsabilités et dont ils ne voient pas en quoi ils peuvent influer sur leurs destins.

De fait, presque personne dans la classe politique n’a vraiment fait l’effort de leur expliquer à quoi servent les régions ; ils ont même fait porter le débat principal sur la question de sécurité qui n’est justement pas de la compétence de cet échelon territorial. Les électeurs n’avaient donc pas de raison d’aller voter pour des gens dont ils n’attendaient rien. De plus, le redécoupage récent de ces régions devenues totalement artificielles en a encore plus éloigné les électeurs. Enfin, les électeurs ont le sentiment que les élus n’en font qu’à leur tête, n’agissent que dans leur intérêt propre, et ne sont pas là pour servir les citoyens.

Plus généralement et au-delà de cette élection, c’est là le principal signal qu’il faut entendre : le taux d’abstention à une élection est la mesure rationnelle de la perception par les électeurs de l’influence  des élus sur leurs vies en tenant compte de leur avis.

Et cela n’est pas vrai des seules élections régionales. Beaucoup de gens commencent aussi à avoir  des doutes de l’utilité de l’échelon municipal, car l’impact réel de l’action de ces collectivités est de plus en plus compliqué à définir, en raison de l’entrelacs des responsabilités entre les innombrables niveaux territoriaux. Beaucoup de gens pensent aussi, qu’une fois élus, les édiles servent d’abord leurs propres intérêts, et qu’il n’y a rien à attendre d’eux.

A l’échelon national, le doute commence  aussi à venir, avec cette question de plus en plus posée :   que peut vraiment le président? De quoi nos députés sont-ils vraiment responsables? De quoi peuvent-ils vraiment décider?  En quoi sont-ils obligés de tenir compte de l’avis de leurs mandants?

De fait, avec le temps, le pouvoir présidentiel s’est érodé, et les électeurs commencent à le comprendre : une grande partie de ses pouvoirs anciens sont désormais confiés aux collectivités territoriales, aux marchés, à des autorités indépendantes, et aux institutions européennes. Le coup de grâce lui a été donné par la réduction de son mandat, qui en fait le double homothétique d’un  gouvernement lui-même dépendant d’un parlement vidé de l’essentiel de ses pouvoirs. De plus, bien des gens pensent maintenant que les présidents, une fois élus, oublient toutes leurs promesses et n’en font qu’à leur tête.

Si on n’y remédie pas, l’abstention massive gagnera donc ce dernier sanctuaire, l’élection présidentielle. Et s’en sera fini de la démocratie française.

On voit donc que l’abstention est un vote comme un autre ; un vote contre le dévoiement de la démocratie. On voit aussi ce qu’il convient de faire pour remédier à cette évolution : comprendre le message que nous envoie cette désaffection ; expliquer clairement, et pas seulement dans les deux mois qui précèdent une élection, l’influence concrète, réelle, pragmatique, sur la vie des électeurs, des élus aux postes en compétition.  Ecarter, autant qu’il est possible, les débats de café du commerce, sur des sujets sans rapport avec les enjeux.  Et tenir les élus responsables en permanence du respect de leurs promesses électorales.

Si on l’avait fait pour les régions et les départements, si on avait montré des exemples de projets qu’ils financent, des collèges, des lycées, des allocations qu’ils attribuent, si les sortants avaient pu démontrer qu’ils avaient tenu leurs promesses électorales précédentes, les électeurs auraient compris que leur destin, en démocratie, dépend largement de leur vote ; et qu’il serait désastreux, pour eux, d’en laisser la responsabilité à ceux qui, l’ayant compris, se dérangent pour aller voter, et  font pression sur les élus pour qu’ils tiennent leurs engagements.

 

j@attali.com