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Parmi les mille raisons qui peuvent conduire à l’effondrement d’un couple, d’une famille, d’une entreprise, d’une équipe de football, d’une association, d’un parti politique, d’une cité, d’un pays, ou toute autre forme de collectivité humaine, il en est une qu’on sous-estime trop souvent : la médisance,  ce  comportement terrible qui consiste, pour chaque membre d’un groupe, à dire à des tiers, d’une façon répétée et habituelle, du mal des autres membres de ce groupe.

Ainsi, quand un père dit du mal de son conjoint ou de ses enfants à ses amis, quand un dirigeant d’un parti politique critique devant des journalistes la compétences de ses collègues du même parti,  quand le cadre d’une entreprise dévoile à des clients ou à des fournisseurs quelques faiblesses de son organisation ; ou quand le citoyen d’un pays se plaint systématiquement de ses concitoyens devant des étrangers.

La médisance peut paraitre sans importance. En réalité, elle est un poison lent. « Fille de l’amour propre et de l’oisiveté », disait Voltaire, elle commence quand on fait preuve d’un excès de vanité, ou qu’on ne partage plus de projets communs avec les autres ; elle continue quand on écoute avec complaisance les médisances distillées par  d’autres ; elle  prend son envol quand on répète les ragots  qu’on a entendu, en les amplifiant ; elle  fait tout exploser quand les membres du groupe qui en sont  victimes, et qui finissent  toujours par être informés de ce que les autres membres du groupe disent d’eux, refusent de faire le moindre effort  pour  ceux qui les ont diffamés et de partager avec eux le même combat. C’en est fini alors du groupe, de la famille, du parti, de l’entreprise, de la nation.

Regardez bien autour de vous ; n’est pas ce qui se passe trop souvent ? Ne sommes-nous pas, tous autant que nous sommes, très souvent tentés de médire ?  Ne sommes-nous pas inconscients du risque de voir la médisance nous revenir dessus comme un boomerang et nous priver d’alliés essentiels ?  N’est-ce pas ce qui annonce le commencement de la fin, et  pas seulement la fin du commencement ?   N’est ce pas partout autour de nous ?

Face à ce danger mortel, qui va détruire toutes les formes d’organisation, il n’y a que deux réponses :

Soit renoncer à se faire confiance les uns aux autres, et s’accrocher à la réussite d’un chef, dont  alors tout dépend. C’était le cas dans l’ancienne organisation de la famille, autour du père tout puissant.  Ou dans l’entreprise, lorsque le détenteur du capital détient encore tous les pouvoirs.  Ou dans les partis politiques, lorsqu’ils ne sont plus que l’expression d’une ambition individuelle à laquelle d’autres viennent  greffer la leur, sans pour autant construire entre eux un projet collectif. Ce  retour  à des  organisations pyramidales, vides de tout autre sens que la réussite d’un chef, qui  distribue des miettes de ses gains  à ses affidés, rend le groupe invulnérable à la médisance : la médisance des valets n’a que peu d’influence sur la  réussite du chef. La médisance disparait alors, mais la dictature s’installe. C’est ce qui explique, par exemple, pourquoi tant de partis politiques ne sont plus que des machines de  conquête du pouvoir pour un individu.

Soit recréer la confiance de tous dans un projet commun,  librement consenti,  nourrissant  un  désir de vivre un avenir partagé, provoquant une empathie de chacun des membres du groupe pour tous les autres. Ce qui les conduit à mettre de côté la médisance pour construire ensemble. Nait alors une certaine forme de tolérance, d’indulgence, d’écoute, entre tous.  Là encore, la médisance disparait, mais cette fois c’est la démocratie qui  se renforce.

Quand aucune de ces deux conditions n’est remplie, quand il n’y a ni chef reconnu ni projet commun,  l’organisation familiale ou politique est gangrénée par la médisance et finit par exploser.

Pour sortir du dilemme, pour ne  vivre  ni dans des sociétés de la médisance ni dans des dictatures,  il faut donc tout faire pour faire renaitre des projets communs  transcendants les petites querelles. Des  projets sociaux, environnementaux, politiques,  ou culturels.

A voir ce qui se passe en ce moment à tous les étages de bien des sociétés occidentales contemporaines,  qui ne sont plus que des fictions de démocratie libérales, de plus en plus soumises à  quelques aventuriers des affaires ou de la politique, on peut difficilement croire en leur avenir. Ne l’oublions jamais. Pour ne pas être ravagé par la  médisance ou  par la dictature,  il faut avoir le courage de se tolérer les uns les autres, et de construire ensemble un avenir commun.

j@attali.com