Parmi les traits qui différencient les gens, les entreprises, les peuples, les nations, les idéologies, les époques, un des plus importants est celui qui permet de distinguer ceux qui sont sans cesse en alerte, qui guettent tous les signaux faibles, annonçant des conflits, des crises, des colères des hommes ou de la nature, des humiliations, des sévices, des violences et qui sont prêts à se mobiliser pour y faire face, à travailler dur pour les éviter ou les combattre ; de ceux qui, au contraire, se contentent de profiter des plus petites joies du moment, de chercher ce qui peut apporter des petits plaisirs immédiats, des sujets de conversations futiles, des gratifications dérisoires, tout en regardant avec indifférence les difficultés environnantes et les sujets qui fâchent.

Les veilleurs s’inquiètent des mauvaises nouvelles ; les jouisseurs ne s’intéressent qu’aux bonnes. Les premiers cherchent à percer les mystères de l’avenir ; les seconds puisent dans le présent toutes les raisons d’être heureux. Les premiers sont aux aguets du monde ; les seconds sont en vacances mentales.

Vacances mentales. Poison de notre temps.

On connaît bien des situations personnelles, historiques ou géopolitiques dans lesquelles ces différences d’attitude, mal utilisées, ont conduit à des drames :

Être aux aguets du monde, quand rien ne le justifie, conduit une personne à avoir une vie inutilement inquiète, à passer plus de temps que nécessaire à se préparer au pire, à mourir d’angoisse et de dépression, en vain ; cela pousse une nation à construire trop de forteresses et de remparts, à dépenser trop d’argent pour sa défense, à se ruiner pour protéger l’acquis sans prendre des risques pour conquérir le nouveau et, finalement, à disparaître.

Être en vacances mentales, à l’inverse, quand le climat se dérègle, quand le monde va mal, quand les ennemis de toutes natures sont aux portes, quand les plus faibles sont malmenés, quand on peut dresser une liste crédible de menaces majeures, est suicidaire. On a vu tant de gens, d’entreprises, de nations, de civilisations, confiants dans leur narcissisme, leur optimisme, leur présomption s’y précipiter, et en mourir.

D’une façon générale, aujourd’hui, sur le terrain géopolitique au moins, la frontière est claire : les nations d’Asie, sont aux aguets, prêts à bondir à la moindre menace, pour leur plus grand bénéfice. Alors que presque tous les pays européens et de nombreux pays d’Afrique et d’Amérique du Nord et latine, sont, très largement, en vacances mentales, pour leur plus grand malheur.

C’est le cas, en particulier, de la France d’aujourd’hui qui vient, avec d’autres, de traverser joyeusement les ponts du mois de mai, l’arrivée de la flamme olympique sur le sol national, les concerts de Taylor Swift et le spectacle de l’Eurovision. Et qui s’apprête à s’enthousiasmer pour l’euro de Football, les Jeux de Paris, les vacances d’été, le tour de France, la dernière vidéo sur TikTok, et tant d’autres raisons de ne penser à rien.

Certains de ces évènements sont admirables, ou au moins plaisants ; et je ne saurai être rabat-joie. Certains d’entre eux m’enthousiasment aussi, sans que, pour autant, je ne baisse la garde.

Car, pendant ce temps-là, la France reste particulièrement vulnérable, sur tous les fronts : financier, militaire, économique, industriel, technologique, idéologique, démocratique. Le dérèglement climatique, le manque d’eau, l’intelligence artificielle, les grandes firmes internationales, les puissances géopolitiques hostiles, les dominants de toutes natures, les extrémistes domestiques, religieux et/ou fascisants, poussent leurs pions, affûtent leurs armes, déploient leurs réseaux et préparent des attaques mortelles, chacun à sa façon.

La France ne saurait rester plus longtemps en vacances mentales. Elle doit se réveiller. Au plus vite. L’heure de la mobilisation générale a sonné. Pas seulement pour préserver les acquis obtenus par les sacrifices de tant de gens magnifiques mais aussi pour lancer un grand projet, dans la durée. Et même si les puissants du moment n’y ont pas intérêt, même si le « chacun pour soi » est la loi des plus forts, la nation en a l’urgent besoin.

Si elle ne réagit pas tout de suite, si les Français continuent de se prélasser en vacances mentales, s’ils laissent leurs ennemis serrer leurs griffes sur eux, s’ils ne se donnent pas un grand projet mobilisateur, ils découvriront un jour que leurs villes sont sous les eaux, que leurs maisons ont été saisies par d’impitoyables créanciers, que leurs emplois sont menacés, que leur niveau de vie s’effondre, que des bombes de toutes natures sont lancées sur leurs parasols. Il sera trop tard. Bien trop tard…

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