La théorie l’a établi depuis longtemps : une démocratie suppose un état de droit, c’est-à-dire la possibilité pour les citoyens de compter sur l’application égale d’une loi, votée démocratiquement, à tous les citoyens, quel que soit leur statut social ou les circonstances. Ce principe interdit au pouvoir exécutif d’agir contre la loi et au pouvoir législatif d’agir contre la Constitution, sauf à les réformer en suivant les procédures prévues dans cette même Constitution. Il implique aussi l’obligation, pour tous, de se plier à ce qu’impose la loi, sous peine de se retrouver recherché par une police, elle-même placée sous le contrôle d’une justice qui peut, en fin de procédure, condamner tout résident dans le pays, quel que soit son rang ou sa fortune, à une peine d’amende ou de prison, sans que les juges ne soient soumis à une pression de l’exécutif, du législatif, ou de l’argent ou de toute autre forme d’influence ou d’intimidation. Depuis quelques décennies, à la loi nationale, se sont ajoutés d’innombrables principes, chartes, traités ou règlements internationaux, qui ont, eux aussi, en principe, force de loi, avec une force supérieure à la loi nationale.

Ces principes ne sont évidemment pas appliqués dans les dictatures, où la justice n’est qu’une mascarade aux ordres d’un pouvoir arbitraire, surtout soucieux d’écraser tous ceux qui peuvent la menacer. C’est le cas aujourd’hui en particulier en Russie, en Chine, en Iran et dans bien d’autres pays ouvertement totalitaires. Ou dans d’autres, démocraties d’apparence, où la justice est, comme les autres formes de pouvoir, gangrenée par la corruption.

C’est aussi de plus en plus souvent le cas dans de nombreux pays démocratiques, où la place de la justice est menacée. Ainsi, par exemple, aux Etats-Unis, où le parti républicain et son candidat aux prochaines élections présidentielles passent leur temps à dénoncer la justice comme un instrument du parti démocrate (ce qu’elle n’est pas) en menaçant de la détruire si Donald Trump, lui-même assiégé par des procédures judiciaires, revient au pouvoir, dans quelques mois. Au Mexique, le président actuel et la favorite à sa succession, sa créature, annoncent leur intention de faire élire tous les juges, ce qui reviendrait à la faire choisir, par le parti au pouvoir, parmi ses militants. En Israël, le premier ministre actuel cherche par tous les moyens à réduire le pouvoir de la Cour Suprême, qui a invalidé une disposition-clé de la réforme judiciaire qu’il propose, visant à ôter au pouvoir judiciaire le droit de se prononcer sur « le caractère raisonnable » des décisions de l’exécutif ou du Parlement. En agissant ainsi, ce Premier ministre cherche à s’accrocher au pouvoir, pour ne pas aller en prison pour corruption, et à transformer le pays, dont les fondateurs étaient des laïcs, en une dictature théocratique. En Pologne, une réforme du Gouvernement précédent, aujourd’hui renversé par les électeurs, visait à donner la possibilité à la chambre disciplinaire de la Cour suprême, composée largement d’affidés du parti alors au pouvoir, « d’autoriser des poursuites pénales à l’encontre [des juges] ou leur arrestation ».

En France, on voit monter la même menace, avec la critique très violente de l’extrême-droite contre « le gouvernement des juges », à propos, en particulier, d’une de ses propositions phares, la « préférence nationale » en matière de logement, de santé, d’éducation, et d’accès à tous les services publics. Le président du Conseil constitutionnel ayant très récemment rappelé qu’une telle « préférence nationale » serait contraire à l’esprit et à la lettre de la Constitution, les dirigeants de ce parti ont repris leur antienne, arguant qu’une telle préférence existerait déjà en matière de fonction publique, dont l’accès est réservée aux citoyens  français, et dénonçant une justice soumise aux puissants, qui devrait être balayée en 2027, pour leur permettre d’appliquer ce que « tous les citoyens réclament » ; oubliant que la « préférence nationale » supposerait une réforme constitutionnelle votée en des termes identiques, par les deux chambres, dont le Sénat, qui ne peut, mathématiquement, en tout cas en théorie, avant très longtemps, être acquis aux thèses de l’extrême-droite.

Défendre l’indépendance des juges est donc la condition de survie de nos démocraties. Cela supposera d’être très exigeant quant à leur compétence et leur indépendance, et de leur fournir les moyens de l’un et de l’autre.

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