Les questions les plus difficiles sont en général les plus simples. Les soi-disant experts les éludent, pour se nourrir (au sens propre et figuré) de débats obscurs, sur des sujets mineurs, en oubliant de s’intéresser à l’essentiel, en général parce qu’ils les gênent.

Ainsi, en économie, on débat à l’infini de l’efficacité des marchés, du rôle de la concurrence, de l’importance de l’innovation. Depuis l’échec tragique des économies centralisées, on passe beaucoup de temps, on écrit beaucoup de livres, on distribue beaucoup de prix (dont un faux prix Nobel d’économie, financé par des banques) pour expliquer pourquoi les marchés sont la meilleure façon d’allouer les biens rares, et qu’il suffit, pour obtenir la répartition idéale, de supprimer tous les obstacles à la concurrence.

S’il est exact que les rentes conduisent toujours à une allocation désastreuse des ressources au détriment des plus faibles et que la répartition publique des biens privés est inefficace, il n’en reste pas moins que la répartition des biens publics ne peut être ni juste ni efficace, si elle est décidée d’une façon autoritaire par un clan, privé ou public, comme c’est encore le cas dans de très nombreuses sociétés ; en particulier quand s’y ajoute la corruption.

Aussi en est-on arrivé à l’idée que les deux meilleurs mécanismes de répartition des ressources sont le marché pour les biens privés, et la démocratie pour les biens publics.

Naturellement, c’est loin d’être aussi simple. Il y a mille catégories intermédiaires de biens, mille formes de marché, et autant de démocratie. Il y a mille influences du marché sur la politique et de la politique sur le marché. Certains en déduisent que le capitalisme contrôle le politique (et ce n’est pas loin d’être le cas au moins aux États-Unis). D’autres en déduisent qu’au contraire, le politique et l’administration imposent des règles et des charges qui paralysent les marchés (et il y a aussi du vrai dans cette assertion).

Dans tous les cas, on oublie en général une question particulièrement difficile : pourquoi le marché ne conduit-il pas à inciter les entreprises à produire ce qui est le plus utile aux consommateurs, comme il le devrait ?  Pourquoi les entreprises qui font le plus de profit, et qui ainsi attirent le plus de capitaux et font le plus d’investissements sont les entreprises de l’économie de la mort, produisant et utilisant des énergies fossiles, des sucres artificiels et des drogues, sous toutes les formes possibles. Et pas celles qui produisent des produits alimentaires sains, de l’eau pure, des énergies renouvelables, de l’éducation, de la santé, de la culture. Certains des biens et services de l’économie de la vie sont publics, et doivent le rester. Ceux qui en sont privés devraient se développer davantage.

Et, en conséquence, pourquoi les gens les plus riches du monde ne sont pas ceux qui produisent les biens les plus utiles au bonheur des gens et à la survie de l’humanité ?

On me répondra : « Qui êtes-vous pour décider ce qui est utile au bonheur des gens et à la survie de l’humanité ? Si les gens sont heureux en dépensant leur argent comme ils l’entendent, en quoi cela vous gêne ? ». Je répondrai :  » Cela me gêne parce que cet argent pourrait être mieux utilisé à ce qui permettrait à l’humanité de survivre « . Or, aujourd’hui, les consommateurs voient très vite les bénéfices, mêmes furtifs, des produits de l’économie de la mort, qui les tuent et ruinent l’avenir de la planète ; et ne voient que très lentement les avantages de l’économie de la vie, qui assurent pourtant aussi la survie des générations futures. Et de cela, les producteurs profitent : ils produisent ce qui crée le plus de profit immédiat. Comment leur en vouloir ? C’est la condition de leur survie.

C’est justement le rôle principal du politique : introduire des exigences de long terme dans les comportements des marchés, soit en éduquant les consommateurs, soit en incitant les producteurs, soit en contraignant les uns et les autres.

Jusqu’à présent, il n’a pas su le faire correctement. Et c’est de pire en pire. Le politique ne sait pas, n’ose pas, ne veut pas, orienter les entreprises vers l’économie de la vie ; il ne sait pas non plus rendre rentable les secteurs de l’économie de la vie. Et quand il le fait, on lui reproche de permettre à des entreprises privées de faire des profits sur des biens publics.

C’est un contresens. Je rêve du moment où les règlementations, les taxes, les subventions, rendront absurdes la recherche et l’exploitation pétrolière, et la production des poisons de l’industrie agroalimentaire. Et où personne ne se plaindra de voir des entreprises privées faire des profits avec des produits et des services utiles aux générations futures.

j@attali.com

Image : Le prêteur et sa femme, Quentin Metsys, 1514.