Pas une civilisation, pas une cosmogonie, pas une mythologie, pas une religion, monothéiste ou non, qui ne se fonde, d’une façon ou d’une autre, sur une histoire de sacrifice. Soit celui de la vie du principal héros, soit de celle d’un de ses enfants ou d’un ou l’autre de ses proches ; soit l’histoire d’un sacrifice plus métaphorique, parfaitement identifiable.
Très souvent, c’est autour de ce sacrifice que s’organisent aussi l’éthique et la hiérarchie des pouvoirs dans la société qu’il fonde. C’est autour de lui que se construisent les interdits et les tabous. On pourrait lire ainsi bien des livres sacrés de bien des religions.
L’histoire des hommes est, elle aussi, comme celles des Dieux, nourries d’histoires de sacrifices de toutes natures. Une mère qui se sacrifie pour son enfant. Un soldat pour sa patrie. Un martyr pour sa foi. Un sauveteur pour quelqu’un qui se noie. Et tant d’autres cas.
Et la totalité des arts, de la musique au cinéma, de la littérature à la peinture, rendent compte de ces sacrifices, et en font meme leur sujet essentiel, pour les glorifier, nous en consoler, et nous ramener à l’essentiel : nos civilisations n’existent que par un sacrifice fondateur. Et sans l’altruisme qu’ils incarnent, nous ne serions rien.
Ces sacrifices sont donc essentiels à la condition humaine. Ils nous rappellent, où que nous soyons, dans le temps et l’espace, que nous ne sommes pas des animaux intrinsèquement égoïstes. Mais que, au contraire, nous sommes tous des êtres fondamentalement altruistes, prêts à donner ce que nous avons de plus important, pour le bonheur d’autrui, quand nous y trouvons notre raison d’être.
Cette hérédité explique sans doute aussi notre mélancolie intrinsèque : nous savons que ce n’est que par le sacrifice que nous pouvons trouver la pleine réalisation de ce que nous sommes.
Cependant, ces sacrifices ne sont jamais des formes déguisées de suicide. Celui qui se sacrifie, toujours, aime la vie. Et il est navré d’avoir à la quitter. Il n’attend pas de récompense de son acte dans l’au-delà. Et il y a justement sacrifice parce qu’il abandonne de son plein gré quelque chose auquel il tient énormément : la vie. Et parce qu’il donne ainsi un sens universel, éthique, éternel, à sa mort.
Il ne faut donc jamais ne confondre l’acte de celui qui protège en se sacrifiant, avec celui qui tue en se suicidant.
Aussi, ces sacrifices sont d’autant plus signifiants quand ils sont accomplis face à des meurtriers suicidaires, dont les actes constituent la négation même du sacrifice. Comme on l’a vu récemment, sur les campus américains ou dans des lieux ordinaires de la vie quotidienne européenne.
Si le sacrifice est la forme la plus extrême de l’altruisme, il en est d’autres, qui sont à la portée de chacun de nous. Et qui constituent même la clé de voute de notre devoir d’humain.
Et le sacrifice d’un officier supérieur français, dans l’élégance de son devoir, et l’inutilité de son désespoir, nous renvoie ainsi à notre propre devoir, à nos propres sacrifices nécessaires, infiniment plus légers, pour la survie des générations suivantes.
Ils nous rappellent que, chacun de nous, à notre place, si nous avons, non pas à mourir pour nos enfants, aussi longtemps que les circonstances ne l’exigent pas, nous avons au moins à ne pas les tuer par notre insouciance. A ne pas nier leur droit au bonheur, en gaspillant le nôtre.
A nous souvenir que l’altruisme est la forme supérieure de l’égoïsme, puisqu’il donne sens à la vie, à la mort , et à ce que nous laissons après nous.
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