L’élection européenne semble aujourd’hui pour beaucoup une figure imposée de la politique, où on demande à intervalles réguliers aux citoyens du continent d’aller voter pour des députés qu’ils ne connaissent pas, dont ils ne savent rien de l’action ; et qui ne sont, pour la plupart, que des gloires du passés ou des faux espoirs de l’avenir. Rien n’est plus vide de sens.

Cela l’est plus encore quand on sait qu’un tel Parlement sert surtout à participer d’une façon fictive au choix des membres d’une Commission et à l’établissement de lois, qui sont en fait, à la fin, des décisions des gouvernements nationaux, prises dans d’interminables et d’obscurs sommets.

Et plus encore quand on réalise que ces instances européennes, une fois en place ne s’occupent que de sujets économiques limités, dans une optique ultralibérale, qui encourage la compétition entre Européens, à tous les niveaux, poussant au moins-disant fiscal et social et ne faisant rien, ou presque rien, pour construire des projets communs.

Je ne dis « presque rien », parce que l’Union Européenne a quand même construit des projets communs qui méritent qu’on les soutienne, tels la PAC, Erasmus, Eureka, l’euro, la cour européenne de justice et quelques autres.

Il est temps de renverser la table, et de faire beaucoup plus, face aux principaux enjeux du monde :

Dans les dix ans qui viennent, les Etats Unis et la Chine vont se renforcer dans les secteurs clés de l’avenir ; les Africains, les Indiens, les Russes, les Indonésiens, vont commencer à apparaître comme des concurrents et non plus seulement des clients. D’innombrables menaces écologiques vont croître. Des migrations innombrables vont se déclencher, dans un monde de plus en plus nomade. Et nous, Européens, ne pourront plus attendre de personne qu’on nous aide à nous défendre face à ces menaces et ces concurrences. Nous sommes devenus une proie et non plus un partenaire. Condamnés, si nous ne faisons rien, à être dépecés, saignés, assassinés. Sans que nul ne vienne à notre secours.

Alors, pourrions-nous en nous divisant nous défendre mieux ? Une France, une Allemagne, une Italie, une Espagne, une Hongrie seule pourrait-elle affronter ces périls ? Non évidemment. Il nous faut mettre en commun nos moyens de défense, notre police des frontières, nos moyens de recherche fondamentale et appliquée. Il nous faut changer notre politique de la concurrence pour favoriser la constitution de géants européens. Il nous faut harmoniser au plus haut nos protections sociales et notre fiscalité des entreprises. Il nous faut nous doter d’un budget d’investissement d’au moins 3 % du PIB de l’Union, en le réservant à la recherche, aux investissements technologiques, éducatifs, sociaux, agricoles, territoriaux et écologiques. Il nous faut modifier radicalement les conventions fiscales internationales qui limitent la base fiscale des GAFA et de leurs équivalents chinois.

Cette mise en commun des moyens de nous défendre nuira-t-elle à notre identité nationale ? Non évidemment. C’est très malhonnête de le prétendre. Cette mise en commun ne touchera ni à notre langue, ni à notre culture, ni à notre éducation, ni à l’autonomie de nos territoires, ni à notre conception de la laïcité. Surtout si la France consacre enfin les moyens nécessaires à la promotion de la Francophonie, si oubliée, si méprisée par tous les dirigeants et tous les diplomates, depuis cinquante ans. Elle nous permettra, en plus, de mieux défendre nos intérêts dans le monde, et de peser sur les grands enjeux écologiques, sociaux, financiers, éthiques, politiques mondiaux, dont nous sommes de plus en plus absents.

C’est de tout cela qu’il faut débattre maintenant. C’est cela que demandent toutes les jeunesses d’Europe, enviées de celles du monde entier. C’est à cela que des dirigeants audacieux, ayant le sens du long terme, le goût du risque, devraient, se consacrer. S’ils existent.

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