Je ne crois pas possible de retrouver dans l’Histoire humaine une époque où l’humanité toute entière a donné le spectacle de la fragilité simultanée des deux systèmes de gouvernement les plus puissants et les plus antagonistes du moment.

C’est pourtant ce que nous donnent à voir aujourd’hui les Etats-Unis et la Chine.

La première, les Etats-Unis, s’affiche comme une démocratie ridiculisée par des dirigeants pathétiques : Un président qui n’est jamais sorti de son vrai métier, la téléréalité, et qui donne au monde l’image la plus vulgaire qu’un président de ce grand pays n’ait jamais donné. Une opposition empêtrée, incapable d’utiliser correctement les technologies simples de comptage des voix, et dont on ne retiendra que l’acte insensé de la présidente du Congrès déchirant, en sa présence, et devant les caméras du monde entier, le discours sur l’Etat de l’Union, que le Président venait de prononcer devant les Chambres réunies. Un pays où les inégalités n’ont jamais été aussi fortes, la dette aussi élevée, l’environnement, et l’engagement international aussi peu crédible, aussi peu pris au sérieux. Cette démocratie-là peut-elle être un modèle pour le monde ?

La deuxième, la Chine, nous donne à voir une dictature empêtrée dans ses mensonges, laissant se développer une nouvelle épidémie d’un genre nouveau, faute d’une hygiène minimale dans les lieux publics, incapable d’en maîtriser la propagation, en raison du secret imposé aux premiers médecins confrontés avec le mal. Une dictature qui compense cela par des constructions d’hôpitaux à marche forcée et un usage frénétique de technologies de surveillance. Un pays incapable de nourrir sa population sans des importations massives, obsession quasi-unique de sa diplomatie, et où la moindre velléité de déviation à la norme est punie d’un envoi arbitraire aux oubliettes. Cette dictature peut-elle servir de modèle pour le monde ?

Un monde dans lesquels les deux principales puissances militaires et économiques sont ainsi malmenées est extrêmement dangereux. Plus encore quand leurs deux projets de société sont ainsi discrédités.

La géopolitique et l’idéologie, comme la nature, ont horreur du vide. Et le vertige, face au vide, peut faire basculer la planète dans la catastrophe. Car si ces superpuissances ne rétablissent pas au plus vite leur harmonie et leur confiance, si elles ne sont pas de nouveau respectables et respectées, surgiront, à leurs places, de nouvelles puissances, et de nouvelles idéologies.

Dans un monde en désarroi, ces nouvelles puissances pourraient être d’abord des entreprises planétaires, qui viendraient, par leur efficacité, fasciner et dominer la planète ; elles fourniraient à la fois l’idéologie et les outils de contrôle, non plus pour le compte de gouvernements, mais pour leur compte propre. Et chacun ne serait plus qu’un mercenaire déloyal d’entités nomades et tentaculaires.

Dans un monde pire encore, l’idéologie dominante serait un totalitarisme religieux, lui aussi nomade, (et le monde n’en manque pas aujourd’hui), qui tenterait de fournir aux hommes ce que les autres systèmes semblent incapables de leur apporter : de l’empathie, de l’éthique, une espérance.

Dans un monde meilleur pourtant, d’autres puissances pourraient faire valoir d’autres modèles, alternatifs aux deux géants vacillants : En particulier, l’Europe, avec sa longue expérience des difficultés de la démocratie, son sens du compromis, ses institutions sociales, sa conception des droits humains, pourrait séduire le monde. Surtout si elle met en place un projet prenant en compte l’intérêt des générations futures, fondé sur un grand programme d’investissements d’infrastructure en matière d’environnement, d’éducation, de santé, de justice sociale, d’équilibre des genres ; et avec une gouvernance encore plus démocratique qu’elle ne l’est aujourd’hui.

L’heure de l’Europe est peut-être arrivée. C’est nécessaire pour elle-même, si elle veut garder son rang. C’est nécessaire pour le monde, s’il veut éviter le vertige du vide.

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