Le 7 janvier, à l’Opéra de Florence, le metteur en scène Leo Muscato a proposé une version de Carmen, l’opéra de Georges Bizet, dans laquelle, à la fin, la jeune gitane tue d’un coup de pistolet Don José, son amant éconduit, au lieu d’être poignardée par lui, comme dans le livret de Mérimée. Parce que, expliqua-t-il à la presse scandalisée, le moment n’est plus de laisser les femmes être dominées ; elles doivent l’emporter face aux hommes qui les maltraitent. Aussi l’opéra ne doit-il plus donner, expliqua-t-il, comme c’est trop souvent le cas, le spectacle de la victoire des harceleurs et des violeurs.
Bien des critiques ont crié au scandale, même si toutes les représentations se sont déroulées à guichets fermés. Quoi ?, ont-ils protesté : Va-t-on maintenant réécrire tous les classiques de l’opéra et du théâtre pour plaire aux féministes ? Phèdre, Bérénice, Esmeralda, Ophélie, Norma, Violetta, connaîtront-elles un destin moins funeste ? Quel sacrilège ! Une œuvre d’art, disent-ils, ne doit pas être modifiée au gré des idéologies ; et l’histoire du totalitarisme, rappellent-ils, en donne de sinistres précédents.
En fait, c’est oublier que c’est depuis toujours le privilège des metteurs en scène d’opéra, même dans les démocraties les moins contraintes, que de s’accorder toutes les libertés avec l’œuvre originale, en changeant l’époque dans laquelle l’action se déroule, la condition sociale des personnages et parfois même leur sexe. Plus aucun directeur de grand théâtre lyrique ne se risquerait d’ailleurs à représenter un opéra comme il a été écrit.
Parfois, les metteurs en scène et les décorateurs prennent des libertés extrêmes, sans rien apporter d’intéressant. Et parfois ils réinventent totalement une œuvre, d’une façon jubilatoire, comme ce fut le cas récemment avec la géniale mise en scène d’une Traviata revisitée par Benjamin Lazar, Florent Hubert et Judith Chemla aux Bouffes du Nord à Paris.
Alors, changer la fin d’un opéra pour y faire survivre les femmes, si souvent victimes des auteurs, n’est qu’une des moindres modifications qu’un metteur en scène aura imposées à un livret. À condition qu’on n’entre pas ici dans un nouvel esprit de système, et qu’il ne soit plus possible de maintenir les livrets originaux, sous prétexte d’une nouvelle bien-pensance aussi totalitaire que la précédente.

Ce droit de modification d’une œuvre ne se limite pas à l’opéra. Il touche en fait tout le spectacle vivant. Le ballet, bien sûr, mais aussi le théâtre. Plus un seul metteur en scène aujourd’hui ne se prive d’ailleurs du droit de signer une adaptation des pièces étrangères qu’il monte, y compris des plus grands chefs-d’œuvre, modifiant, modernisant la traduction, ce qui lui permet accessoirement de toucher des droits d’auteur qu’aucun ayant droit de Shakespeare ou Tchekhov ne pourrait revendiquer.
En apparence, un tel droit ne concerne aucune autre dimension de l’art. On ne peut modifier un tableau, une sculpture. On ne saurait faire dire autre chose que ce qu’elle exprime à l’œuvre d’un peintre ou d’un sculpteur. Il faudrait donc prendre La Mort de Sardanapale, et Les Demoiselles d’Avignon pour ce qu’elles sont. Et les admettre ou les rejeter en bloc. Mais ce n’est pas si simple :
Sans doute aura-t-on un jour ce débat : peut-on considérer comme une œuvre d’art ce qui utilise comme prétexte ou support le racisme, le sexisme, ou toute autre mise en scène de la vulnérabilité ?
Il faudrait, en tout cas, commencer à lire ces œuvres avec le même esprit critique que les œuvres littéraires et théâtrales. À les remettre dans leur contexte. Sans tomber dans une nouvelle dogma qui engloutirait l’essentiel de l’art occidental. Le débat ne fait que commencer.
J@ATTALI.COM