A la différence de ce qui se passait il y a encore un siècle et demi, on n’exige plus aujourd’hui aucune virtuosité d’un artiste. En tout cas d’un peintre ou d’un sculpteur ; on admet d’eux l’à peu près, la maladresse, l’hésitation. Un des rares domaines où on exige encore la virtuosité, c’est celui des interprètes de musique classique.

Dans ce champ si particulier de l’art, cinq qualités permettent de distinguer un « très grand » interprète d’un simple bon musicien : la sensibilité, l’intelligence de l’œuvre, l’expressivité, la profondeur esthétique. Et la virtuosité.

Un interprète peut être considéré par le grand public comme un « très grand » interprète sans l’une des quatre premières qualités. Pas sans la cinquième.

Virtuosité : Par son origine, ce mot renvoie à la notion de « valeur », de « vertu ». Et puis, il a pris un sens plus précis : au début du 17ème siècle, il désignait seulement un savant. Ce n’est qu’en 1667 qu’il apparait, d’abord en français, puis en anglais, pour désigner la vélocité d’un musicien. Il renvoie aujourd’hui, plus généralement, à la capacité d’interpréter des choses techniquement très difficiles, sans que l’interprète ne donne le sentiment de faire des efforts particuliers.

Quelques très rares grands interprètes, comme Vladimir Ashkenazi, connus surtout pour leur capacité à émouvoir, étaient aussi de très grands virtuoses. Certains très grands virtuoses, au contraire, manquent d’autres qualités ; ainsi, des pianistes, tels György Cziffra, ont été d’abord de très grands virtuoses, sans pour autant avoir été capables, au moins au début de leur carrière, d’émouvoir autant que d’autres. On pourrait en citer beaucoup d’autres aujourd’hui.

Certains interprètes virtuoses, tels Paganini, ont inspiré des compositeurs, qui écrivirent pour eux des œuvres aujourd’hui pratiquement injouables, parce qu’extrêmement difficiles.

Enfin, il est arrivé que des grands compositeurs (Bach, Mozart, Beethoven, Liszt, Chopin, Berlioz, Rachmaninov) aient été aussi des interprètes virtuoses.

Exceptions : quelques rares très grands interprètes (chanteur, pianiste, violoniste, ou autre instrumentiste) n’étaient pas des virtuoses ; il leur arrivait même de jouer ou de chanter faux et ils compensaient cette faiblesse par d’autres qualités qui rendaient inoubliables leurs interprétations. Oserais-je ranger Maria Callas dans cette catégorie ?

Aujourd’hui dans l’impitoyable marché des interprètes, sur lequel des milliers de talents apparaissent tous les ans, les organisateurs de concerts veulent d’abord des virtuoses, ou même des acrobates. Et parfois rien d’autre.

Ce n’est pas vrai des autres arts, pas même des autres spectacles vivants : on n’exige plus la virtuosité des comédiens et presque plus des danseurs contemporains. L’interprète de musique classique est donc le dernier artiste (avec le danseur classique) dont on exige de la virtuosité. Cela dit beaucoup de ce que deviennent nos sociétés, dans lesquelles la perfection technique n’est plus une dimension de la valeur artistique.

Dans un concert de musique classique, on cherche encore le spectacle de la perfection et de la mise en danger, l’émotion et le risque. Chaque spectateur d’un concert classique guette l’erreur, la fausse note, l’hésitation ; parfois, elle vient, et ruine la carrière de l’interprète.

Parfois au contraire, l’erreur enrichit la magie de l’interprétation. Quand cela arrive, l’interprète de musique classique rejoint les plus grands artistes de tous les autres domaines : un virtuose qui peut se permettre de ne plus l’être, délibérément, pour nous parler, en connaissance de cause, de la fragilité de la condition humaine.

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