Tout change, sauf la façon de faire de la politique. Pourtant, dans ce secteur, comme dans beaucoup d’autres, la pandémie fragilise les procédures et les organisations les mieux établies, et fait naître de nouvelles pratiques, qui vont révolutionner l’ordre des choses.

Pendant le confinement, les institutions démocratiques ont eu le plus grand mal à fonctionner, laissant le champ libre à des gouvernements de plus en plus invasifs, utilisant toutes les ressources du digital, pour faire voter à la sauvette, par quelques rares députés présents, des lois limitant de plus en plus les droits des citoyens, sous prétexte de leur garantir leur sécurité.

Il est temps de changer cela ; et de donner toute sa place au digital dans la vie démocratique, pour offrir aux citoyens et aux parlements les mêmes moyens que ceux dont usent et abusent les gouvernements.

On ne part pas de rien. Certains pays ont déjà une expérience très avancée de la démocratie numérique. C’est le cas de l’Estonie, qui autorise depuis quinze ans le vote en ligne, qu’utilise un électeur sur deux ; c’est aussi le cas d’une dizaine de cantons en Suisse, et certaines régions au Canada lors des élections municipales ; c’est aussi le cas pour les personnes à mobilité réduite dans une province d’Australie. C’est enfin le cas pour organiser certains débats, proches de la démocratie directe, avec certaines plateformes, comme Decide Madrid (municipalité de Madrid), Parlement et Citoyens (France) ou vTaiwan.

Pourtant, certains pays ont fait machine arrière : En 2014, la Norvège a ainsi mis fin aux tests sur le vote numérique après qu’une faille a permis à 0,75% des inscrits de voter deux fois. En 2017, la France a suspendu le vote en ligne des Français de l’étranger, faute d’une solution satisfaisante d’authentification des électeurs sur la plateforme. A l’inverse, la Suisse, confrontée aux mêmes questions, n’a rien remis en cause, offrant une récompense de 132 000 euros à tout hacker qui détecterait une faille dans son système de vote en ligne.

De plus, en France, les plus hautes juridictions se sont toujours fortement opposées au vote en ligne de électeurs : le Conseil Constitutionnel parle de « résistance psychologique » devant l’impossibilité de recompter physiquement les votes, et explique qu’un vote dématérialisé « rompt le lien symbolique entre le citoyen et l’acte électoral que la pratique manuelle du vote et du dépouillement avait noué » ; le Conseil d’Etat ajoute que l’abandon du vote physique risque de banaliser « l’acte de citoyenneté auquel il faut légitimement prêter une certaine solennité ».

Durant le confinement, ces barrières ont sauté : Au Royaume-Uni, 120 députés restés dans leurs circonscriptions et reliés par vidéoconférence ont pu débattre et voter avec une cinquantaine d’autres présents dans la salle des Communes. Au Canada, un débat virtuel, sans vote, a permis aux parlementaires d’interroger les Ministres sur la gestion de la crise. En Argentine, la Chambre des députés et le Sénat ont débattu en visioconférence et certains de ces débats ont été télévisés. En Finlande, les députés ont pu participer à distance aux travaux parlementaires, mais pas voter à distance. De même en Belgique, et dans bien d’autres pays. En France, par contre, rien de tel ; à l’Assemblée, les débats ont été réduits à un représentant par groupe parlementaire et au Sénat, trois commissions ont tenu des réunions à distance ; mais pas de vote à distance.

On pourra aller beaucoup plus loin, et permettre aux députés restés dans leurs circonscriptions, de débattre à distance, et même de voter les lois. Un député n’aura alors plus de raison d’être absent à aucune séance de l’Assemblée, même pour rester près de ses électeurs. Les députés devront pour cela disposer de moyens numériques sophistiqués, et protégés. La démocratie y gagnera en intensité et en profondeur. Et les parlements pourront mieux prévenir les violations des droits de l’homme décidées furtivement par des gouvernements autoritaires, en particulier en mettant les nouvelles technologies au service d’une société de surveillance.

Bien sûr, comme dans les entreprises dont les employés ont commencé à travailler à distance depuis le confinement, il ne faudrait pas passer à un virtuel définitif, sans retour sur le lieu de travail, qui ruinerait le sentiment d’appartenance à une entité collective. Par exemple, un député ne devrait pas pouvoir participer à distance à plus de la moitié des séances de son Assemblée.

Il faudra ensuite réfléchir à aller plus loin, et permettre eux électeurs de voter à distance, lorsque se déplacer leur est difficile. L’exemple estonien montre que cela n’entraîne pas les dérives qu’on peut craindre d’une démocratie directe. Au contraire, la démocratie sera plus intense, moins soumise à des influences délétères, plus réfléchie. Et en particulier prenant davantage de temps pour se préparer aux enjeux de long terme. Le numérique sera alors utilisé pour contrer ses propres menaces.

Cela supposera, en particulier en France, des réformes constitutionnelles très audacieuses, auxquelles peu de partis réfléchissent. Si on ne veut pas que le numérique ne soit qu’un outil de police et de surveillance, il faut en faire un outil de démocratie et de liberté. Cela vaut la peine.

j@attali.com