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Oui, je sais, on m’accuse très souvent de ne voir que ce qui ne va pas, de ne prédire que le pire. Rien n’est plus faux : je passe beaucoup de temps, ici et ailleurs, à détecter les bonnes nouvelles, à montrer les extraordinaires progrès qui se préparent. De fait, ce n’est pas très difficile : Pas une semaine sans qu’on annonce une ou deux découvertes majeures, une ou deux technologies, qui changeront bientôt très positivement notre rapport à la douleur, à la santé, à l’éducation, à l’eau, à l’air, à l’alimentation, au climat, à la mobilité, à l’effort, et à toutes les dimensions majeures de notre vie. En particulier, on ne s’émerveille pas assez de ce que, moins de dix-huit mois après l’émergence d’un virus inconnu, on a injecté plus de deux milliards de doses d’un vaccin radicalement nouveau, dont presque personne n’avait la moindre idée il y a un an.

L’économie de la vie gagne partout du terrain et pose les fondations d’un avenir heureux pour l’humanité. Si on veut l’assurer, il ne faut pas se laisser bercer par ces seules bonnes nouvelles et  rester vigilant face aux dangers qui sont encore là : les secteurs les plus nocifs de notre mode de production continuent de saper notre avenir ; les inégalités sont plus grandes que jamais (des centaines de millions de gens sont retombés dans la très grande pauvreté, même en Europe) ; les conflits armés continuent, des guerres civiles s’éternisent, l’armement continue de s’accumuler dans des mains privées ou publiques, (il y a aujourd’hui plus de 400 millions d’armes dans des mains privées aux Etats-Unis et l’Iran a accumulé seize fois plus d’uranium enrichi que ne l’autorisaient les accords d’embargo).

Et même ce qu’on croit être des bonnes nouvelles ne sont peut-être que des dénis de réalité : la pandémie est encore très puissante, dans de nombreux pays émergents ; et rien n’interdit de penser qu’elle pourrait redémarrer dans nos pays à l’automne ou même avant, à voir l’incroyable inconscience avec laquelle les gouvernements et les citoyens gèrent cette phase de transition qui aurait dû être faite d’une très grande prudence.

On jette toutes les précautions par-dessus bord. On abandonne masques, test, isolation, quarantaine. On veut retourner consommer, mais pas vraiment retourner produire. On est si contents des aides de toutes natures qu’on aimerait qu’elles durent. En somme, on voudrait avoir le meilleur de la pandémie (les aides comme substitut au travail) et le meilleur de sa disparition (le droit de s’amuser et de consommer).

Seulement, voilà, cela n’est pas le monde réel. Et on ne pourra pas durablement continuer ainsi. Il faudra bien couper les aides, pour réduire les dépenses publiques, retourner au travail, pour réduire les importations, et augmenter les recettes fiscales.

Il faudra aussi, aussi improbable que cela soit aux yeux de beaucoup, se préparer à une nouvelle vague de pandémie, à une nouvelle nécessité de confinement. Si cela a lieu, avec une opinion publique aussi peu préparée à ce risque, aujourd’hui peu probable, le pire est possible, socialement, politiquement, et économiquement, on n’aura pas les ressources budgétaires pour financer les aides nécessaires.

Certains en sont déjà à imaginer que là pourrait se trouver le premier usage des futures monnaies numériques publiques, émise par les banques centrales, qui viendraient, en véritables « assignats digitaux », relayer les mécanismes actuels de financement de la dette par l’achat de titres, dont les limites sont déjà stratosphériquement dépassées.

Bien sûr, tout cela peut sembler très lointain, peu vraisemblable. Et rien n’est plus tentant que de se contenter de prévoir le meilleur probable. Pourtant, rien n’est plus tragique, dans la vie privée comme dans la vie publique, que l’avènement du pire improbable, que le déni de réalité le rend plus improbable encore.

Il faut donc oser penser à ces scénarii, tout faire pour les rendre moins probables encore, et se tenir prêt, en toute humilité, à les affronter, s’ils venaient à devenir réalité…

j@attali.com