Rien n’est pire que d’agir en urgence, sans moyen ni réflexion. Et les réformes proposées pour l’Éducation nationale française aujourd’hui, aussi séduisantes semblent-elles, seront, quand elles seront analysées plus tard, dénoncées comme réactionnaires et ringardes.

A priori, elles sont séduisantes : personne ne peut être contre un projet visant à permettre aux élèves de travailler selon leur niveau, à octroyer aux élèves en difficulté plus de moyens, à rétablir le sens des examens, et à donner à la communauté éducative le pouvoir de faire redoubler un élève.

Mais en réalité, que va-t-il se passer ?

Comme on n’osera pas toucher au cœur des dépenses publiques de l’éducation, on prendra aux uns pour donner aux autres, comme on l’a fait pour le dédoublement des classes maternelles, financées par la réduction des moyens du collège, ou pour la revalorisation de quelques salaires d’enseignants, financée par une moindre hausse de la rémunération d’autres enseignants. Une fois de plus, le plus vraisemblable est qu’on ne trouvera pas l’argent pour améliorer la formation des plus faibles, et qu’on n’osera pas réduire les moyens consacrés aux meilleurs. On installera donc, de fait, un système éducatif plus réactionnaire encore qu’il ne l’est aujourd’hui, et encore moins capable de rétablir l’égalité des chances.

Toucher à l’essentiel, ce serait par exemple réduire les moyens consacrés aux fonctions administratives dans l’éducation et s’attaquer à la dispersion des moyens liés à l’existence de cinq niveaux de collectivités territoriales impliqués. Alors que le budget de l’éducation en France est supérieur à celui de l’Allemagne, les dépenses administratives de l’éducation en France sont quatre fois supérieures à celles de l’Allemagne, les professeurs y sont deux fois moins payés (en 2021, un enseignant dans le 2ème cycle du secondaire ayant 15 ans d’expérience gagnait 43.000 euros par an en France, contre 95.000 euros en Allemagne). Au total, l’Allemagne consacre plus de 50% de son budget éducatif, extrêmement décentralisé, aux salaires du personnel enseignant alors que la France n’y alloue que 31%. Et comme on ne touchera pas à cette structure des dépenses, c’est, une fois de plus, sur les moyens consacrés aux plus faibles qu’on prendra les moyens de cette nouvelle réforme. C’est en cela que c’est une réforme réactionnaire.

Et c’est aussi une réforme ringarde :

Parce qu’elle renforce le hiérarchique et le vertical, en se fondant sur le modèle de Singapour, grand vainqueur du dernier classement PISA, dont on vante les méthodes concurrentielles et disciplinaires, en refusant de voir que le système éducatif de ce pays vient justement de basculer vers le modèle finlandais en mettant désormais l’accent sur l’apprentissage de la créativité, de la réflexivité et de la coopération ; qu’on y donne désormais beaucoup plus d’autonomie aux écoles primaires et secondaires tout en exigeant une amélioration des résultats ; et que, la priorité y est désormais à la formation des enseignants aux pratiques pédagogiques coopératives, sans plus gaver les élèves de connaissances à apprendre par cœur ; avec comme nouveau mot d’ordre : « enseigner moins et apprendre plus ».

Parce qu’elle ne tient pas compte des acquis les plus récents de la pédagogie sur le  rôle essentiel des parents (il suffirait pour cela, par exemple, de se renseigner sur les extraordinaires succès du professeur Jérémie Fontanieu à Drancy, dont la méthode d’enseignement repose là-dessus) ; sur  le rôle des meilleurs pour enseigner aux moins bons (c’est justement quand un bon élève enseigne à un moins bon que les deux progressent, comme le montre, par exemple, le travail très innovant initié par une petite entreprise de la EdTech française, Revyze, fondée sur des pratiques nouvelles révolutionnaires aux États-Unis, au Canada et dans l’Europe du Nord) ; sur  le rôle des neurosciences, qui mettent en avant l’importance de l’apprentissage en équipe dans le développement du cerveau ; sur le rôle de l’enseignement sportif et artistique.

Au total, c’est ne pas voir que l’avenir de la transmission du savoir ne se résume plus à ce qui se passe entre les murs de l’école, mais doit inclure, dans une « école hybride », ce qu’on apprend dans la famille, dans le périscolaire, par les podcasts, les réseaux sociaux et les jeux vidéo.

Tout cela est une affaire de courage : si nous n’avons pas celui de porter vraiment le fer dans la nature des dépenses, de réduire le poids des dépenses administratives, ni les niveaux de collectivités territoriales impliqués, nous n’aurons pas non plus, par exemple, celui d’interdire l’usage ravageur des écrans jusqu’à 3 ans, sinon 4, pour en faire le meilleur usage après. Et bien d’autres choses…

Tout cela va bien plus loin que l’éducation : ailleurs aussi, l’argent public se perd dans des dépenses de structures folles et dans des boîtes noires impénétrables : où vont vraiment les subventions à la décentralisation ? Au logement ? À l’emploi ? À l’innovation ?

Tout l’argent que nous consacrons à ces superstructures est volé aux générations suivantes, qui auraient besoin de meilleurs professeurs, mieux payés, plus nombreux, de parents mieux aidés et formés ; et, de plus de moyens pour réduire les inégalités d’apprentissage et d’orientation entre milieux sociaux et entre générations.

Car c’est bien là l’essentiel : ces gaspillages sont autant d’argent pris aux générations futures, par la dette qu’ils génèrent et par les inégalités qu’ils aggravent. Beaucoup de pays l’ont compris, et ont pris, récemment, ce virage de la modernité juste. Et nous ?

j@attali.com

Sources utiles :

  • Résultats du classement PISA 2023 de l’OCDE : https://www.oecd.org/publication/resultats-du-pisa-2022/#resultatspisa2022
  • La méthode d’enseignement disruptive et innovante de Jérémie Fontanieu, professeur en Seine-Saint-Denis : https://www.marianne.net/agora/lectures/la-recette-dun-prof-du-93-on-a-lu-lecole-de-la-reconciliation-de-jeremie-fontanieu
  • Revyze, le TikTok de l’éducation : https://www.revyze.fr/

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