Etats Unis comme au Venezuela, en Grande Bretagne comme en France, en Chine comme en Inde, un vieux mot est revenu à la mode : « le peuple ». Il faut l’utiliser avec prudence, parce que, selon le sens qu’on lui donne, on peut orienter l’Histoire dans deux directions radicalement contraires.

Selon les définitions les plus communément admises, le « peuple » rassemble la totalité des citoyens d’un pays, formant une nation, vivant sur un même territoire et soumis aux mêmes lois et aux mêmes institutions politiques. Mérimée le définissait plus précisément comme une « réunion d’hommes ayant un même langage, des mœurs et des institutions communes », y ajoutant ainsi l’idée d’une langue et d’une culture commune. On trouve des définitions voisines dans toutes les constitutions démocratiques, pour qui le gouvernement doit être celui « du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Et les constitutions totalitaires ne se gênent pas pour l’utiliser aussi.

Selon d’autres définitions, le mot prend un tout autre sens : le peuple rassemble dans un ensemble flou, les pauvres, les faibles, ceux qui ne se sentent pas représentés. Et il exclut les riches, les puissants, les gouvernants.

Même si ceux qui utilisent le mot dans le deuxième sens n’en ont pas tous aujourd’hui conscience, il y a dans leur discours l’idée que les riches ou les puissants ne méritent pas de faire partie du peuple. Ceux-là s’octroient d’autant plus aisément le droit de parler au nom du peuple, qu’ils n’en ont pas le mandat, et qu’ils sont minoritaires.

Pour passer du peuple défini comme une totalité englobante, à un peuple réduit à l’ensemble des plus faibles, la révolution est le plus court chemin. Elle réconcilie en effet les deux définitions en excluant concrètement du peuple les riches, les puissants, les gouvernants ; au mieux en les poussant à l’exil, au pire en les faisant exécuter. C’est arrivé chaque fois que la deuxième définition du peuple a pris le pas sur la première.

Je comprends, et j’approuve l’idée qu’un citoyen ayant commis des crimes particulièrement graves puisse perdre ces droits civiques, pour une durée limitée.

Je comprends et j’approuve aussi que les élites du pouvoir et de l’argent ne soient pas ressenties comme légitimes par les autres sections du peuple. Et elles ne le sont jamais quand leurs enfants ont un monopole de l’accès aux commandes de l’avenir. Et c’est le cas aujourd’hui, dans presque toutes les sociétés modernes d’Europe, d’Amérique ou d’Asie, capitalistes ou bureaucratiques.

Faut-il pour autant exclure du peuple les riches ? Les puissants ? Les députés ou les sénateurs ? Et pourquoi pas aussi les autres, puissants, ou supposés comme tels, comme les journalistes ou les professeurs ?

Je ne le pense pas. Toutes les sections du peuple ont besoin des riches, s’ils sont honnêtes et paient leurs impôts ; ils ont aussi besoin des puissants, s’ils sont sages et légitimes ; et des journalistes, s’ils sont intègres.

Le plus urgent est alors de faire comprendre à tous, et d’abord aux puissants, qu’ils font partie du peuple, qu’ils ne sont rien sans le reste du peuple ; qu’ils lui doivent respect, écoute, empathie, attention, soutien ; qu’ils doivent lui apporter plus que leur juste contribution, et en particulier payer plus que leur juste part d’impôt, Et qu’ils doivent faire en sorte que chacun, où qu’il soit dans le peuple, puisse avoir les moyens de réaliser ses rêves, d’épanouir ses talents, de devenir pleinement lui-même, de faire partie des riches et des puissants, à la place des enfants des élites actuelles.

La demande de justice et de dignité est plus forte que jamais. La plus facile façon de répondre, la plus barbare, a toujours été d’éliminer les puissants. L’autre, toute aussi facile, est à l’inverse d’ignorer les plus faibles.

En donnant son vrai sens à ce beau mot de peuple, on trouvera un chemin entre ces deux précipices. Il existe.

j@attali.com