On parle beaucoup des emplois menacés en raison de progrès techniques qui vont les automatiser, ou des besoins associés qui vont disparaître. Ainsi, est-il vraisemblable que les tâches aujourd’hui remplies par les assistantes de direction ou par des ouvriers sur des chaînes de montage, seront automatisées ; et que l’on n’aura un jour plus du tout besoin de facteurs pour délivrer des lettres, d’employés aux guichets des banques ou des gares, ou de gens pour s’occuper de lions dans les ménageries des cirques ou des zoos (parce qu’il n’y aura plus de ménageries).

S’il est essentiel de préparer la reconversion professionnelle valorisante de ceux qui remplissent aujourd’hui ces fonctions, la disparition de ces tâches ne constitue pas en soi une menace pour nos sociétés.

Par contre, on parle peu d’autres métiers qui sont, eux aussi, menacés mais dont il est essentiel de protéger l’existence et même d’améliorer le statut et la rémunération, parce qu’ils constituent, eux, les conditions de survie de nos civilisations.

Dans un ordre croissant de menace, viennent les métiers en charge de la défense de l’enfance, de la nature, et des libertés :

1. Les métiers de défense des enfants (qu’ils soient dans l’ordre médical ou pédagogique) là ne semblent pas menacés pour le moment ; et pourtant, ils le sont, dans de très nombreux pays, et même en France. Parce qu’ils exigent de plus en plus de moyens, et qu’ils sont financés pour l’essentiel par des impôts de plus en plus difficiles à lever. Et même si des progrès techniques viendront aider à remplir ces tâches, ils ne remplaceront jamais la nécessité d’une présence humaine pour soigner ou enseigner. Il faut donc les protéger ; et en particulier renforcer les moyens de la médecine périnatale, des crèches et des écoles maternelles. Y compris les moyens pour ceux qui sont différents, et qu’on nomme à tort « handicapés ».

2. Les métiers de défense de la nature : Même si on parle plus que jamais de la nécessité de la protéger, les gens qui sont en charge de le faire sont, et seront, de moins en moins nombreux : quand la quasi-totalité de l’humanité habitera en ville, quand nos territoires ruraux, nos villages, seront abandonnés, quand il n’y aura plus personne pour vouloir être paysan, ou pour vouloir habiter loin des grands centres, comment fera-t-on pour traduire en actes les beaux discours sur l’écologie ? Valoriser les territoires ruraux et les métiers qui les soutiennent est donc essentiel.

3. Les métiers de défense des libertés (avocat, magistrat, journaliste, professeurs de lettres, d’histoire et de philosophie) sont encore plus menacés que les deux autres. Les métiers du droit sont menacés par l’automatisation de la jurisprudence. Ceux de la presse par l’écriture d’articles par des intelligences artificielles. Les enseignements des humanités, parce qu’ils seront vus comme moins directement opérationnels, alors qu’ils sont essentiels pour replacer toute action dans une éthique et parce qu’il va devenir de plus en plus essentiel de savoir penser la liberté, la souffrance, la mort et plus largement, la condition humaine et sa place dans la nature. On pourrait y ajouter les artistes, (comédiens, musiciens, plasticiens), que des intelligences artificielles pourraient prétendre remplacer.

Quand une société veut faire disparaître un pouvoir, elle commence par prolétariser ceux qui le représentent, et pour cela, elle commence, cyniquement, par faire exercer ces métiers par des femmes, qu’on peut plus aisément exploiter. C’est ce qui est en train de se produire pour les métiers de ces trois catégories. Elle y ajoute ensuite un discrédit : cela commence aujourd’hui pour ceux qui défendent les libertés. Cela pourrait venir un jour pour les deux autres catégories.

Nos sociétés en périront, si on n’y prend garde. Elles se sauveront, si elles savent défendre, valoriser, promouvoir, ce qui constitue, depuis l’aube des temps, l’essentiel.

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