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Depuis trente ans, si vous voulez gagner une élection en France, n’ayez surtout pas de programme ! Si vous avez le malheur d’en publier un, on vous en parlerait au mieux pendant trois jours et puis on passerait à autre chose ; et dans deux mois on vous demanderait pourquoi vous n’en avez pas ! Donc, il est inutile de chercher à comprendre les vrais besoins des gens, de débattre avec eux et avec des experts, de construire des propositions sérieuses, réfléchies, pondérées, chiffrées, réalistes. C’est plus qu’inutile, c’est dépassé.

Depuis au moins trois décennies, en France, ce genre d’exercice ennuie tout le monde. Et l’expérience montre même que, depuis 1988, plus personne n’a été élu avec un programme.

Chacun a compris depuis lors que, désormais, avec un programme, il n’y a que des coups à prendre : une proposition maladroite, une statistique erronée, une expression malvenue, un oubli impardonnable, et c’est tout le programme qui est discrédité ; et le candidat avec lui. Non vraiment, un programme, ça ennuie tout le monde et ce ne sont que des occasions de prendre des coups.  Il n’y a rien à gagner.

Chacun a aussi compris que la seule chose à faire, pour être élu, dans ce pays si cultivé, si intelligent, si rationnel, si politisé, ce n’est plus, pour un candidat de parler de projets de société, de défense de valeurs, de progrès de l’éducation, d’amélioration du système de santé, de reformes de l’Etat, d’un statut de l’entreprise, d’une fiscalité écologique, d’une politique de l’enfance, oui  quoi que ce soit de ce genre, fort ennuyeux, c’est juste de faire en sorte d’exister, de toutes les façons possibles. A chaque moment. Parce que c’est en existant qu’on grimpe dans les sondages, qu’on devient crédible, et qu’on obtient de plus en plus d’exposition médiatique, qui fournit d’avantage encore de moyens d’exister, et de devenir crédible, et de finir par être élu.

Or, pour exister, la recette est connue : tout le monde le sait, depuis longtemps, en politique, exister, ce n’est pas ennuyer les gens avec des propositions réalistes. Surtout pas. C’est flatter les peurs des gens. C’est provoquer, antagoniser, critiquer, monter ses adversaires les uns contre les autres, dire le plus d’énormités, de mensonges, de contrevérités possibles, à condition qu’elles confortent les gens dans leurs craintes les plus primaires.

Il faut dont juste, pour exister au mieux, identifier au plus près les peurs des gens. Cela n’est pas non plus très difficile : on sait bien depuis longtemps que ce dont les gens ont le plus peur, c’est d’être envahi, d’être chassés, de leur maison, de leur emploi, de leur famille, par des gens venus d’ailleurs.

Plus besoin alors de proposer de réformer des systèmes complexes, il suffit d’assener une proposition simple : l’autre est notre ennemi. C’est « l’autre » qui a provoqué la crise économique. C’est « l’autre» qui menace notre identité nationale ; c’est « l’autre » qui menace notre niveau de vie. L’autre, c’est, selon les circonstances, et la nature de l’élection, le quartier d’à côté, la ville d’à côté, la région d’à côté, la classe sociale d’à côté, le groupe d’âge d’à côté, le pays d’à côté.

On en déduit alors un programme simplissime, qu’il faut marteler de toutes les façons possibles : se débarrasser de l’autre.

Cette recette (pour gagner, il faut flatter les peurs) a toujours marché.  Plus encore aujourd’hui, quand ceux dont on  aurait pu  espérer qu’ils restent raisonnables, et  qu’ils avancent des propositions complexes et réfléchies, renoncent eux aussi au débat d’idées, à la préparation de programmes, et de projets, pour se contenter de  participer au concours de petites phrases  absurdes,  d’invectives délirantes , de mensonges  indiscutables, initiés par les populistes de tout bord. Avec évidemment moins de talents que ceux dont c’est le fonds de commerce depuis longtemps.

De nombreux médias y participent, soit parce que c’est depuis le début leur cynique stratégie de conquête d’une audience ; soit parce qu’ils ne veulent pas courir le risque de perdre leur audience en ne diffusant pas ce concours de boules puantes. Et parce que, à la fin, l’audience est la seule mesure de leur survie.

Sommes-nous condamnés à continuer à glisser sur cette pente ? A subir le déclin que de telles mœurs entrainent inévitablement ?  Sommes-nous condamnés au même avenir que tous les pays qui, avant le nôtre, et pour leur plus grand malheur, se sont abandonnés dans les bras de populistes ? Le dégagisme, qui est la règle de la vie politique française depuis plus de vingt ans ira-t-il jusque-là ? C’est fort possible. C’est même, à mon sens, le plus vraisemblable. A moins de se réveiller. Maintenant.

j@attali.com