A priori, rien ne rapproche l’intelligence artificielle, la procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui et les émissions de gaz à effet de serre. Et pourtant, ils s’inscrivent dans la même tendance profonde, et essentielle : celle de l’artificialisation du vivant, et en particulier de l’humanité.

Il y a au moins 100.000 ans a commencé un processus d’artificialisation des gestes humains. D’abord pour le lancer, avec le propulseur, puis pour le transport, avec la roue, puis avec l’ensemble des outils, qui démultiplient les moyens physiques humains. Puis avec les prothèses du corps et de l’esprit (dont l’ordinateur est un des plus récents avatars).

Depuis au moins les débuts de la sédentarisation, a aussi commencé un processus d’artificialisation de la vie. D’abord, quand on est passé de la cueillette à l’agriculture, artificialisation de la culture des plantes, puis de l’élevage des animaux. Puis artificialisation de la vie végétale, elle-même, avec les greffes, puis avec les manipulations génétiques des plantes, puis des animaux. En même temps, commençait l’artificialisation de la vie de l’homme, qui s’insinue dès que le fait d’avoir des enfants devient un acte conscient, volontaire, choisi. Et qui se poursuit avec tous les progrès médicaux qui ont permis de réduire les naissances à risque. Et aujourd’hui, de choisir qui a le droit de naître.

L’artificialisation est donc à la fois une manifestation et une source de la liberté. Elle permet à l’homme de faire la même chose avec moins d’effort ; et de se choisir. Elle lui donne les moyens de la puissance.

Ces deux dimensions de l’artificialisation (celle des gestes et celle du vivant) se rejoignent depuis longtemps avec les prothèses. Elles s’accélèrent aujourd’hui avec la généralisation de l’intelligence artificielle, et de la génétique. La PMA et la GPA, s’inscrivent dans la même logique et utilisent les mêmes technologies ; j’y suis favorable. Mais sans doute faudra-t-il mettre alors des barrières. Car elles ne sont-elles même que des étapes vers la production, un jour lointain, si on n’y prend garde, d’êtres vivants, animaux puis humains, dans des utérus artificiels. Etapes nécessaires à l’acceptation de la production, plus tard encore, de clones humains. Des clones choisis, formatés, en fonction de critères choisis ou imposés. Sans plus d’identification de parenté : un artefact n’a pas de parents. Il n’a que des producteurs.

Autrement dit, la course effrénée vers plus de liberté individuelle conduit à transformer l’humanité et la vie en général en artefact, en objets. Obéissant à des objets, eux-mêmes obéissants à des procédures (qu’appellent loi du marché, ou de la démocratie), sans que des hommes, à la fin, ne les contrôlent plus. On mettra fin ainsi au règne de la liberté, au nom de la liberté. Et au règne du vivant, au nom de la vie.

Voilà très longtemps que cela est prévisible ; j’ai écrit, pour ma part, il y a plus de 40 ans que la recherche de la liberté conduirait à transformer la vie en un artefact. Ma seule surprise est que les humains d’aujourd’hui en soit encore surpris, qu’ils en soient admiratifs ou scandalisés.

Par ailleurs, cette artificialisation de la vie, en particulier de la nature, constitue aussi la cause profonde des dérèglements des grands équilibres naturels, en particulier des émissions des gaz à effet de serre.

Le veut-on vraiment ? Le sait-on vraiment ? A quel moment décidera- t-on de conserver une part de notre humanité, et de l’authenticité des autres espèces ? A quel moment décidera-t-on d’enrayer le mécanisme suicidaire auquel nous conduit notre refus de penser à l’avenir ?

Il est encore temps de sanctuariser l’essence de l’humain et de la nature.

j@attali.com