Un génocide eut lieu, il y trois quarts de siècle, en Europe. Ce génocide, c’est-à-dire cette décision explicite de détruire un peuple, visait les Juifs. Avant eux, il y eut le génocide des Indiens d’Amérique par les Espagnols et les Anglais. Puis ceux de plusieurs tribus africaines, par les Anglais, les Belges, et les Allemands. Puis celui des Arméniens par les Turcs. Et tant d’autres.

Le génocide des juifs est particulier, en ce qu’il conduisit à la mort en Europe de la moitié d’un peuple européen, assassiné par un autre peuple européen. Ce que de plus en plus d’Européens font tout pour oublier.

On oublie qu’on n’avait rien à leur reprocher, sinon d’exister et d’être ce qu’ils sont. On oublie que l’antisémitisme est fondé sur la volonté de se débarrasser d’un peuple à qui les autres religions monothéistes doivent à la fois l’idée d’un dieu unique, le livre qui raconte les exploits de ce dieu et la ville au centre de cette foi. On oublie qu’on leur doit aussi l’invention de l’idée d’espérance, et en particulier l’idée du progrès ; d’où l’obligation qui leur fut faite de jouer, malgré eux, le rôle de banquier.

Pour faire oublier qu’on leur doit tout cela, il fallait les faire disparaître. Et on s’y employa en Europe, chaque fois qu’il fallait désigner un bouc émissaire commode pour les malheurs du monde.

On oublie que le plus récent de ces massacres antisémites conduisit à la mort de la moitié des Juifs, soit 6 millions de personnes, dont un million dans le seul camp d’Auschwitz. 6 millions de personnes, dont la quasi-totalité d’entre elles étaient extrêmement pauvres, sans pouvoir ni influence sur le monde, contrairement à ce dont on les accusait. On oublie qu’ils furent tués à l’arme blanche, au fusil, à la mitraillette, et par mille autres moyens, dont les chambres à gaz, par des centaines de milliers de bourreaux, pour la plupart allemands, avec des supplétifs polonais, russe, hongrois, belges, ukrainiens, français, et beaucoup d’autres.

On oublie que, quand il était encore possible de les sauver, rien n’a été tenté par ceux qui auraient pu le faire ; ni en 1933 pour mettre à bas le régime hitlérien, quand c’était encore possible ; ni en 1938 pour mettre à l’abri les futures victimes, que certains des futurs bourreaux étaient encore disposés à laisser partir ; ni début 1944, quand il eut été possible de détruire, par des bombardements aériens, les chambres à gaz, dont l’existence était connue ; et d’éviter ainsi qu’y meurt les centaines de milliers de juifs hongrois, tchèques, français, qui allaient y être envoyés.

Et aujourd’hui ? Quelles leçons en tirer ? Six au moins :

1. Toute personne placée dans certaines circonstances peut devenir un bourreau. On l’a vu dans les dernières années de l’Algérie Française et plus récemment dans l’ex-Yougoslavie. Et on le voit tous les jours en Syrie, en Irak et dans bien d’autres pays.

2. Toute personne placée dans les mêmes circonstances peut devenir un héros. On l’a vu, et on le voit dans les mêmes pays.

3. La culture ne protège en rien de la barbarie : Certains des dirigeants nazis, dont les plus épouvantables chefs des camps de concentration, étaient très cultivés. C’était aussi le cas de dirigeants khmers rouges. Et d’autres tyrans modernes.

4. Les signes du retour de l’antisémitisme sont là : l’économie mondiale est malade ; la globalisation et les migrations inquiètent ; les inégalités sont intolérables ; et certains ont, de nouveau, besoin de boucs émissaires.

5. D’autres que les juifs pourraient devenir des boucs émissaires et être victimes de massacres de masse, plus ou moins explicites. Parmi eux, en Chine, les Ouigours ; au Brésil, les Indiens ; en Europe, les migrants ; au Moyen-Orient, les Palestiniens. Et bien d’autres.

6. Enfin, une toute autre sorte de génocide a commencé : l’humanité tout entière assassine en ce moment même un très grand nombre d’espèces vivantes, avec la même barbarie et le même cynisme des bourreaux et la même indifférence de presque tous les autres. Comme si l’industrie de mort des nazis n’était que la forme la plus fruste de ce qui se met en place aujourd’hui pour détruire de nombreuses espèces vivantes.

Il faut espérer que ces assassins seront un jour jugés par un tribunal international ; ce sera au moins la preuve que l’humanité aura survécu à ces massacres à venir. A moins que, justement, elle ne soit déjà morte. A Auschwitz.

Pour que cela ne soit pas vrai, pour s’assurer que l’humanité a encore un avenir, il suffirait de ne pas oublier les génocides du passé. Et de se servir de notre mémoire pour penser notre avenir.

j@attali.com