Il n’est pas un thème qui ait été plus étudié, scruté que celui du temps. Et les plus grands penseurs, philosophiques, religieux et scientifiques, dans toutes les civilisations, se sont acharnés à essayer de comprendre ce que pouvait être ce concept, dont la réalité est intuitivement évidente, mais qui échappe à toute définition théorique : Est-il une réalité matérielle ? une invention de l’esprit ?  A-t-il un commencement ? S’il n’en a pas, comment penser un temps infini dans le passé ? ; et s’il en a un, qu’existait-il avant le commencement du temps, et qui a décidé de son commencement ? Est-il réversible ? Irréversible ? Le temps se mesure-t-il par le vieillissement ou lui est-il étranger ? Comment expliquer que l’instant présent est remplacé immédiatement par un autre instant présent ? Qu’y a-t-il dans le temps au-delà de la mort ?

Toutes les pensées philosophiques se sont fracassées sur ces questions. Toutes les religions ont tenté, en vain, d’y apporter une réponse. La science, jusqu’à aujourd’hui, tâtonne encore : après l’avoir considéré comme une réalité matérielle, puis comme une abstraction universelle puis comme un concept relatif, parce qu’il existerait  autant de temps que d’observateurs, la science bute aujourd’hui sur la relation entre l’espace-temps de la physique quantique et celui de la relativité générale ; certains ont cru trouver une façon élégante de les concilier, en ajoutant d’autres dimensions, par la théorie des cordes, qui reste insatisfaisante et qui est aujourd’hui en voie d’etre dépassée.

Dans la réalité prosaïque de nos vies, la complexité du temps est tout aussi grande : il y a un temps universel, qui rythme les grandes évolutions géologiques, biologique, climatiques. Il y a le temps politique, qui appartient à celui qui a le pouvoir, puissance religieuse, politique, ou  marchande, et qui se révèle par la position la plus haute de l’horloge, sur le clocher de l’Eglise, la façade de la mairie ou l’entrée de la gare. Il y a le temps économique, qui est imposé par l’horloge pointeuse de l’usine, et par la comptabilité des temps de travail comme mesure de la valeur des choses et de l’exploitation des salariés. Il y a le temps personnel, qui reste occupé par la peur de la mort, que chacun meuble à sa façon : en priant, en lisant, en travaillant, en consommant, en écrivant, en apprenant, en aimant, en jouant.  Ce temps personnel est maintenant découpé en instant de plus en plus brefs ; en heure, puis en minutes, puis en seconde, puis en milliseconde. Comme s’il fallait nous faire obtenir le plus souvent possible des gratifications, sous forme d’achat, de clicks ou de likes, qui se traduisent tous en valeurs marchandes de plus en plus envahissantes.  Pour le capitalisme omniprésent, pas une seconde de nos vies ne doit etre sans consommation. Pour le politique, pas une seconde de nos vies ne doit nous permettre de réfléchir.  Et pour tout cela, pas une seconde de nos vies ne doit etre partagée : seule la solitude pousse à la consommation et interdit la véritable réflexion. La compagnie est occasion de conversation, de plaisir, d’amour, négations de l’échange marchand. Le capitalisme déteste le repas, occasion de converser, et de dire du mal de lui. Il adore les fast Food, les réseaux sociaux, les sites d’achat en ligne, ou d’abonnements numériques.  Il ne nous propose même pas en échange une solitude méditative. Juste un tourbillon d’activité de foule, pour nous faire oublier la mort par des nouveautés artificielles tyranniques, et par l’accumulation de possessions réelles ou virtuelles, qui nous rassurent en nous conduisant à penser que nous ne pouvons pas mourir avant de les avoir consommés vraiment. Ainsi détruisons nous le monde, la nature, le climat, l’humanité, en voulant échapper à notre peur de mourir.

Si l’on veut sortir de ce toboggan suicidaire, il faut à tout prix retrouver la valeur du temps partagé, hors de toute activité marchande et de toute contrainte totalitaire. Le temps de la conversation, de la musique, du repas, du sport, de spectacle vivant, de la rébellion, du devenir-soi. C’est en s’émerveillant du temps de l’Autre, (en particulier celui qui n’est pas encore né, et qui nous attend, de l’autre côté du temps) qu’on donnera sens au sien.

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Peinture : Nicolas Poussin, Allégorie de la vie humaine ou Danse de la Musique et du Temps, 1640