Pour faire partie d’une communauté qui fut victime depuis des millénaires de la folie du racisme, et qui l’est encore trop souvent, je souhaite rappeler ici quelques évidences.

D’abord, il n’existe ni race blanche, ni race noire, ni race juive : il n’y a qu’une race, c’est la race humaine ; le reste, ce sont des fantasmes créés par des bourreaux pour faire croire à leurs victimes qu’elles leurs sont inférieures ; et pour le croire eux-mêmes : en les désignant comme une race différente de la leur, ils peuvent plus facilement s’octroyer le droit de les traiter en sous-hommes, de les déshumaniser, de les martyriser sans trop de culpabilité. On connait cela depuis l’antiquité la plus ancienne, au temps où l’esclavage était la règle, et où on pouvait, d’un moment à l’autre, cesser d’être un être humain pour devenir un objet au service de l’autre.

Parfois, en réaction, les victimes s’acceptent comme différentes, et organisent leur combat non pas en cherchant à être égales et identiques à leurs bourreaux mais en se revendiquant, elles aussi, comme intrinsèquement, essentiellement, différentes. C’est de plus en plus le cas aujourd’hui : par exemple, certaines minorités se revendiquent comme des races, et veulent n’avoir à faire qu’à des gens de la même « race » ; dans tous les compartiments de la vie.

Sans voir que c’est d’abord un piège tendu par des bourreaux à leurs futures victimes que de les pousser à se revendiquer comme une race, pour mieux continuer à les séparer, à les isoler, à leur refuser les moyens d’être des acteurs pleins et entiers de la société commune.

Ce séparatisme ne se manifeste pas seulement sous le prétexte d’une soi-disant distinction raciale ; il est aussi le fait de ceux qui séparent les religions, ou les origines sociales ou les orientations sexuelles ou sentimentales ; de ceux qui refusent d’accorder les mêmes droits à tous ceux qui sont différents, quelle que soit la nature de la différence. On le trouve aussi entre nations, quand on refuse d’intégrer une nation dans une communauté, au nom de différences jugées irréconciliés.

On peut comprendre celles des victimes qui tombent dans ce piège : rien ne pousse plus à se séparer des autres que le fait de ne pas être admis par eux, de ne pas être reconnu. Et on peut comprendre le souci de renverser les logiques, et se réjouir de voir des victimes d’hier revendiquer leur fierté d’être différent. Trop de victimes du racisme ont trop longtemps intériorisé la critique qui leur était faite. Trop de minorités se sont résignées à se considérer comme inférieures, acceptant leur sort avec soumission. Trop de sacrifices l’ont été sans combat. On peut donc parfaitement comprendre la colère de ceux qui veulent se séparer de leurs bourreaux.

Mais c’est oublier l’essentiel : le séparatisme est d’abord le fait de ceux qui veulent isoler les plus faibles, et seulement après, il devient la revendication de ceux qui refusent d’appartenir au monde de leurs bourreaux, exigent leur séparation, et s’isolent.

Des milliers de pages ont été écrites sur l’universalisme et l’essentialisme ; plus encore le seront dans l’avenir. Pourtant, il ne faudrait jamais oublier une évidence : s’il est poussé jusqu’à sa caricature, l’essentialisme peut devenir un piège tendu par les racistes pour enfermer leurs victimes, cette fois avec leur consentement.

En l’acceptant, les victimes ont tout à perdre : comment ensuite revendiquer de participer à une société dont on se sera explicitement et volontairement séparé ?  Comment exister autrement que par cette essence ? Comment ne pas voir que la séparation des plus faibles ne profitent qu’aux plus puissants ? Comment empêcher d’autres de nommer ensuite l’essence autrement que par la couleur de la peau ? Comment ne pas voir que cela s’inscrit dans un courant beaucoup plus vaste, qui tend à isoler chacun dans une bulle, dont les plus faibles ne pourront toujours pas sortir ?   Comment ne pas voir qu’en agissant ainsi, on renforce le système des castes, on verrouille plus encore la société aujourd’hui déjà entièrement cristallisée ?

Il est heureux de voir les minorités refuser de s’admettre comme inférieures, et manifester leur fierté d’être ce qu’ils sont. La fierté d’être différent est vitale.

Mais pas au nom d’une soi-disant différence de race, qui n’existe pas. Ni d’une couleur de peau, qui ne peut suffire à désigner une personne humaine. Ni de tout autre. Nos différences sont heureusement infinies.

Je comprends parfaitement la nécessité de promouvoir la présence des minorités dans tous les lieux de pouvoir et de vie. Je suis favorable à l’instauration de quotas, au nom justement, d’un combat contre le racisme, le sexisme, les injustices sociales. Mais en les affichant explicitement comme n’étant là que pour créer les conditions de leur inutilité.

Il appartient à l’Etat d’offrir à chacun les mêmes chances, avec les mêmes devoirs. Et il le fait partout très mal. En particulier en France. C’est à cela qu’il ne faut pas se résigner. Par tous les moyens. C’est à la naissance de communautés nationales rassemblées, ouvertes, fluides, mobiles, membres de l’unique communauté de tous les hommes, qu’il faut travailler. Inlassablement.

j@attali.com