Partout dans le monde, et en France en particulier, la gestion de la pandémie est frappée d’incohérences. Non seulement parce que les modes de gestion sont très différents d’un pays à l’autre, mais aussi dans les pratiques à l’intérieur de chaque pays : comment justifier que les théâtres et les cinémas soient fermés quand les métros et les trains roulent ? Comment expliquer que les universités soient fermées quand les classes préparatoires et les grandes écoles sont ouvertes ? Comment admettre qu’on ferme les magasins à l’heure où la plupart des gens sortent du travail et peuvent faire leurs courses ? Comment comprendre qu’on ne puisse (sans pour autant ouvrir les vestiaires) pratiquer les sports dans lesquels les joueurs sont lointains, comme le tennis, le pingpong, ou tant de sports de plein air ? Il faudra expliquer un jour tout cela.

Une plus grande incohérence encore touche les restaurants : Comment expliquer qu’on ne les autorise pas à ouvrir quand il est autorisé de manger à sa place dans un train ? Comment admettre qu’on ne les autorise pas à recevoir leurs clients au moins sur les trottoirs ou sur leurs terrasses, avec tous les chauffages d’appoint nécessaires (dont l’impact sur le réchauffement climatique est certain mais dérisoire) ? On y imposerait, à table, une distance égale à celle exigée dans les bureaux, et le port du masque y serait obligatoire en dehors des moments où on mange ; et en cuisine, on appliquerait les mêmes règles sanitaires que celles que doivent pratiquer aujourd’hui les cantines, et les restaurants proposant la vente à emporter. Avec un peu de pratique, tout cela devrait pouvoir fonctionner.

Il est sans doute trop tard pour revenir là-dessus, en tout cas pour le moment. Mais si, malheureusement, cette pandémie devait durer, ou revenir, ou s’installer, il est plus que temps de mettre à l’étude de telles mesures, au moins pour la période printanière et estivale.

Même si les pouvoirs sont tous, en fait, ravis d’une telle situation :

Car les restaurants ne sont pas uniquement un lieu de consommation alimentaire. Ils sont, avec le repas familial, les lieux principaux de la conversation, et de la transmission. Or, les pouvoirs, dans toutes les sociétés, n’aiment pas que les gens bavardent en mangeant : ils y échangent des informations ; ils y discutent de sujets politiques ; ils y organisent des coalitions ; tout cela hors du contrôle du pouvoir, qui ne sait rien de ce qui s’y dit ; très dangereux pour lui. De plus, le repas pris en commun prend du temps ; du temps sur le travail, du temps sur la consommation d’autre chose que de la nourriture ; le repas est donc un ennemi de l’économie ; le repas est anticapitaliste. Il est même devenu, à cause de cela, un moment bref et solitaire, de consommation de produits industriels, un ennemi de l’homme : on ne répètera jamais assez que l’alimentation tue beaucoup plus que la pire des pandémies. Les pouvoirs n’aiment pas non plus la transmission des savoirs d’une génération à l’autre ; ils préfèrent les transmettre eux-mêmes. Et en particulier, ils n’aiment pas la transmission des recettes familiales, uniques, endémiques.

Aussi nos sociétés ont-elles depuis longtemps (au moins un siècle et demi) tout fait pour tuer les repas ; pour qu’on mange ailleurs qu’à table, et surtout pas ensemble ; pour qu’on mange seul, devant un ordinateur ou dans un coin de l’atelier. Pour qu’on avale des produits industriels, à la saveur artificielle, qui dissuade d’y consacrer du temps. La nourriture devient ainsi, universellement uniforme, entretenant l’illusion de voyages virtuels dans des nourritures qui n’auront plus d’exotique que le nom. Et en enfermant les anciens dans les EHPAD, on rend aussi plus difficile encore la transmission des recettes anciennes.

Si on y prend garde, la pandémie pourrait accélérer cette évolution, à laquelle la France, l’Italie et quelques autres pays sont les plus réfractaires ; elle pourrait justifier le couvre-feu par la possibilité de faire ses courses à l’heure du repas disparu ; et par la croissance de la productivité rendue possible par le repas pris en télétravail devant son ordinateur à la maison dans son bureau/salon/salle à manger ; et parfois aussi chambre à coucher.

Il faut lutter à tout prix contre ces tendance délétères, mortelles ; il appartient en particulier aux restaurateurs, aux paysans, à toute l’industrie agroalimentaire de se préparer au plus vite à des changements salutaires : supprimer partout les sucres artificiels, interdire les pesticides, aller au plus vite vers le bio, dans les cantines et les restaurants. Rendre aux repas leur fonction festive et subversive. Enseigner tous ces savoirs aux professionnels de la santé. Permettre aux anciens de transmettre leurs recettes, immenses trésors en voie de disparition.

Pour rétablir au plus vite le repas, dans sa splendeur, non pas seulement pour manger bon et sain, mais aussi pour converser, libres et joyeux ; pour construire l’économie de la vie et pour transmettre, précieusement, ce qui fait l’essentiel de chacune de nos civilisations.

j@attali.com

Je vous recommande le documentaire poignant qui nous plonge au cœur d’une famille de restaurateurs-agriculteurs sur JacquesAttali.tv. A découvrir ici.