Le débat sur les retraites est mal parti. Parce qu’on se focalise sur de mauvaises questions et sur des problématiques dépassées.

Depuis que des systèmes de retraites ont été créés (sans doute d’abord pour des soldats de l’armée romaine) on a utilisé de très nombreux moyens pour en déterminer les bénéficiaires et en organiser le financement.

Aujourd’hui, là où le financement est collectif, on se concentre sur l’âge de départ, le même pour tout le monde, ce qui semble juste quand la retraite des inactifs est financée par ceux qui travaillent. Mais on manque là au moins deux dimensions importantes : des gens cotisent depuis l’âge de 18 ans, d’autres seulement depuis celui de 25 ou plus ; et il est évidemment scandaleux que ceux qui travaillent depuis très jeunes aient, pour avoir droit à une retraite pleine et entière, l’obligation de travailler jusqu’au même âge que ceux qui ont étudié très longtemps.  D’autant plus que ceux qui commencent à travailler tôt, ont évidemment des emplois beaucoup plus pénibles, puisque ce sont en général des emplois utilisant la force physique.

D’autres recommandent, pour répondre à cette objection, de ne tenir compte que du nombre d’années de cotisations. Ainsi, chacun partirait lorsqu’il aura financé le système pendant le même nombre d’années. Ce qui voudrait dire, si ce nombre d’années est de 42 ans, qu’on partirait à la retraite à 60 ans, ou a 67, selon la durée de ses études. Ceci correspond en général aux systèmes dans lesquels chacun finance sa propre retraite.

Mais cela ne règle pas la principale inégalité : le nombre d’années de vie en bonne santé après la fin du travail varie de 5 à 15, ou même 20 ans. Là est la principale inégalité.

Un système idéal serait donc celui où chacun aurait la même espérance de vie en bonne santé à la fin de son travail. On ne devrait débattre que de ce nombre-là : non pas l’âge de départ, ni le nombre de trimestres de cotisation, mais le nombre d’années de vie en bonne santé post carrière. Cela peut paraitre difficile à élaborer. Et pourtant, on connait aujourd’hui très bien l’espérance de vie selon les carrières et on pourrait décider que chacun doit avoir au moins dix, douze, ou quinze ans de vie en bonne santé post carrière.

Certes, cela obligerait à faire varier l’âge de la retraite en fonction des métiers exercés. Si quelqu’un passe toute sa carrière dans un métier manuel, il partirait très tôt. S’il bifurque vers un métier plus sédentaire et intellectuel, sa carrière serait plus longue. Ce système serait donc socialement infiniment plus juste.

La raison principale, à mon avis, pour laquelle on ne le fait pas n’est pas technique : parler d’âge de départ ou de nombre de trimestres de cotisations permet de ne parler que de la vie passée, de ne pas évoquer la fin de vie ; alors que parler du nombre d’années de vie en bonne santé post carrière, c’est affronter le fait que nous sommes tous mortels, et que ce temps de vivre, surtout en bonne santé, est limité.

C’est pour quoi aussi on utilise ce mot affreux de « retraite », qui désigne une période obscure, qui conduit à la mort.  C’était vrai. Ce ne l’est plus. Et ce mot, à la connotation si détestable, devrait être remplacé par une expression plus juste, telle que « temps de vie en bonne santé post carrière ».

Un grand nombre de gens pensent d’ailleurs à la vie après leur carrière comme le moment d’activités épanouissantes ; et de plus en plus de soi-disant « retraités » continuent de travailler par plaisir, ou pour améliorer leur niveau de vie, après l’âge officiel de fin de carrière ; enfin, de plus en plus de gens ont alors des activités socialement utiles ; non seulement comme parents, grands-parents, arrière-grands-parents, mais aussi comme membres très actifs d’associations de toute nature. Avec des activités non monétaires, d’une considérable utilité sociale.

Si on en arrivait à parler en ces termes, on réussirait à déplacer le débat là où il devrait être : comment faire en sorte pour que l’espérance de vie en bonne santé de chacun soit égale et la plus longue possible ? Comment faire pour que chacun soit en situation d’en faire le meilleur usage, pour lui et pour les autres ?  Cela obligerait à parler de prévention, d’hygiène, d’éducation, d’alimentation, de sport, de pollutions, de culture, de démocratie. C’est-à-dire des vrais déterminants du temps de vivre.

 

j@attali.com

 

Peinture : A happy tune, Eugenio Zampighi (1859-1944)