Pourriez-vous nommer une entreprise 100% privée, qui n’a jamais levé d’argent auprès de personne, qui est valorisée en 2023 18 milliards de dollars, soit 8 fois plus qu’en 2020 ? Auriez-vous plus d’idées si on précise que c’est un site internet, une sorte de place de marché, où environ 2 millions de vendeurs offrent des services à environ 200 millions d’acheteurs, pour un chiffre d’affaires en 2022 de 2, 5 milliards ? Pas vraiment ?

C’est Onlyfan, un site internet britannique, qui permet à quiconque de proposer une conversation, une photo, une vidéo ou un spectacle érotiques sur mesure, à des gens prêts à payer pour cela. La variété des services sexuels ici offerts semble illimitée ; et même si, en théorie, le site est tenu d’exercer une certaine modération, il semble que cela n’empêche pas des vendeurs (surtout des filles) de vendre à des acheteurs (surtout des garçons) à peu près n’importe quoi, y compris des objets aussi privés que des petites culottes, si possible après usage. Ce site n’est pas le seul et il y en a beaucoup. Il faut y ajouter les sites de rencontres proprement dit, dont le chiffre d’affaires est supérieur encore.

De tout temps, dit-on, le sexe et l’argent ont fait bon ménage. De tout temps, le sexe a été un objet de commerce, plus ou moins légal, plus ou moins forcé. De tout temps, les filles en ont été les principales victimes, forcées de vendre leurs corps à des hommes et par des hommes. Sur ces sites, la contrainte est moins explicite. Elle n’est plus physique. Elle est seulement économique. Elle n’en est pas moins implacable.

Beaucoup pourrait dire que l’économie du plaisir sous toutes ses formes, qui existe depuis toujours, (y compris, diront certains, dans le mariage bourgeois), va prendre une dimension de plus en plus importante, en devenant, dans le virtuel, une économie du simulacre et en n’étant plus, en rien, relié à la reproduction ; que le commerce sur internet du simulacre du sexe sera infiniment plus sain, plus moral, que la prostitution ; que personne n’y trouve à redire ; que ces entreprises sont légales ; qu’elles ne nuisent à personne, pas d’avantage à l’environnement ; et que celles et ceux qui s’y prêtent, le font d’une façon totalement libre.

Ce serait une erreur.

D’abord, parce qu’il n’y pas, en pratique, une réelle différence de nature entre une fille tenue de se prostituer par un proxénète qui l’aura entrainée plus ou moins de force à l’autre bout du monde, et une étudiante vendant ses petites culottes usagées, ou supposées telles, à des hommes qui les commandent par internet. Les unes et les autres font, pour survivre dans une société d’hommes, le commerce contraint de leur corps, de son image, et de tout ce qui s’y rattache.

Ensuite parce qu’il n’y a pas non plus beaucoup de différences entre l’économie du sexe et celle de la drogue : quand il est si facile, par l’un ou par l’autre, de gagner beaucoup d’argent (une star d’Onlyfan, comme un dealer de haut niveau, peut gagner plusieurs dizaines de millions de dollars par an), pourquoi faire des études ? Pourquoi travailler ? Pourquoi chercher à s’élever honnêtement ? Pourquoi être utile à la société ?

Enfin, parce qu’une économie du simulacre est, dans le domaine de la sexualité, une forme de suicide de l’espèce humaine, qui est d’ailleurs peut être déjà en marche.

j@attali.com

Image : Les marchandes d’amour du Palais-Royal, Claude-Louis Desrais, XVIIIe siècle.